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jours de mon nid. Les nouvelles qui me viennent de Saint-Léonard sont tristes et me donnent lieu de penser que je n’ai pas de temps à perdre, si je veux, comme je le veux, porter au Roi les dernières marques de mon respect, lui dire encore une fois ce que je pense dans l’intérêt de sa maison comme de notre pays, et recueillir ses derniers avis. L’esprit du Roi est encore parfaitement ferme et lucide ; mais le corps dépérit de façon à faire craindre qu’il ne se relève plus et qu’il ne s’affaisse peut-être tout à coup.

Je pars donc samedi, 15, pour Paris où je passerai trente-six heures, et lundi, 17, pour l’Angleterre où je ne serai que quelques jours ; plusieurs de nos amis communs, le duc de Broglie, le duc de Montebello, Du Châtel, l’amiral Mackau, etc., se disposent à faire comme moi. M. Thiers est parti hier. Je désire beaucoup trouver le Roi un peu mieux, et je n’en désespère pas. Je voudrais qu’il lût l’article que vous m’annoncez et ce que vous y dites de lui. Il y serait extrêmement sensible. Il quittera ce monde amèrement convaincu de la sottise, de l’injustice et de l’ingratitude des hommes. Il en a quelque droit. Il a certainement donné à la France dix-huit années du gouvernement le plus sensé, le plus juste, le plus libre et le plus bienveillant qu’elle ait jamais connu et qu’elle soit peut-être jamais destinée à connaître. Il est dur, après cela, de passer par Saint-Léonard pour revenir à Dreux. Il disait ces jours derniers à l’un de mes amis : « Je ne rentrerai en France que par les pieds pour aller à Dreux, et encore Dieu sait si on m’y laissera rentrer ainsi. »

Je suis bien impatient pour moi-même de lire votre article ; vous avez toute raison d’y dire toute votre pensée ; la pleine indépendance de l’esprit reste notre seul plaisir.

Je trouve le pays que j’habite comme je l’avais laissé ; peu de progrès du mal, pas plus de progrès du bien. On vit tranquillement dans une insécurité universelle. On parle des révolutions comme d’un mal toujours imminent et dont on ne peut ni guérir, ni mourir. On se résigne à souffrir peu et à ne compter sur rien, presque satisfait de n’avoir point d’ambition plus haute, ni de crainte plus grave. C’est profondément triste à regarder.

Adieu, mon cher monsieur, je n’ai avec moi en ce moment que le plus jeune de mes jeunes ménages ; j’attends l’autre sous