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leurs coulées verticales, les roches delphiques semblent drapées du haut en bas dans un gigantesque manteau de bronze, qu’on aurait façonné grossièrement à coups de marteau.

Il est impossible, certainement, d’installer dans ce sombre décor, dans toute cette dureté inexorable, la jolie Grèce-Trianon que l’on mit récemment à la mode chez nous : les Eros d’ivoire, les poupées de Tanagra, les petits génies funéraires qui papillonnent en déployant des guirlandes. Les gentillesses d’anthologie, chères à M. Anatole France, n’ont point accès dans la caverne de Delphes. C’est un lieu sans gaîté !… Et il est encore plus difficile d’y loger la Grèce intellectuelle et rationaliste des Taine et des Renan. Nous sommes ici dans l’antre de la superstition. On trouvera au Musée toute une bondieuserie archaïque qui n’a rien à envier aux plus barbares fétiches de la dévotion italienne ou espagnole. Quand on regarde ces idoles, d’où la forme humaine se dégage si péniblement, l’Apollon d’Olympie n’étonne plus. On salue le vrai roi de Delphes dans ce lutteur au front bas et aux grosses lèvres africaines.

Il domine de haut ce tas de dieux grimaçans ou béats qui furent jadis adorés. Mais ceux-ci, quel fier soufflet ils donnent à nos préjugés littéraires !… Bien que nous sachions le contraire, nous dissertons sur les Grecs, comme s’ils étaient d’aimables sceptiques, comme s’ils ne croyaient pas plus que nous aux fables de leur mythologie, comme si leur religion n’était qu’un dilettantisme d’esthètes, de peintres et de sculpteurs. Ou bien nous nous persuadons qu’ils n’y voyaient que des symboles philosophiques, derrière lesquels se cachaient les plus profondes vérités. Or, cette façon de comprendre les choses religieuses n’était le fait que d’une élite, d’une infime minorité. Et encore les plus libres esprits étaient sujets à de déconcertantes superstitions. Le vrai, c’est que la masse y croyait, à tous ces dieux ! C’est qu’elle y crut jusqu’au dernier moment, jusqu’au jour où on ferma les temples par la force, c’est qu’elle leur prodiguait le sang et les offrandes, qu’elle en avait une peur atroce, qu’elle tremblait en consultant l’oracle et que l’épilepsie sacrée de la Pythie, à demi asphyxiée et délirant dans des vapeurs de soufre, était un spectacle qui troublait les plus fermes.

Majores nostri religiosissimi mortales ! « Nos ancêtres furent les plus religieux des mortels ! » Cette phrase d’un Latin s’applique aussi bien aux Grecs qu’à leurs voisins d’Italie. Elle