Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/760

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sarrasine ? dominait le mystère des grands yeux doux, largement fendus. Cependant, au premier abord, Madeleine semblait chétive. Elle aimait Le Hagre depuis longtemps, et cette passion, qu’elle n’osait s’avouer, ravageait son âme et la tourmentait jusque dans son corps. Mais elle allait enfin s’épanouir, et cette fièvre qui jusque-là la minait, crispait ses paupières lasses et chiffonnait son visage, se transformait déjà, allait se fondre toute désormais en sève de beauté.


II

Le Hagre connaissait Madeleine depuis toujours ; il l’avait regardée pour la première fois le 1er janvier 1905. Plus âgé qu’elle de neuf ans, — il avait juste trente-trois ans à cette date, et Madeleine en comptait vingt-quatre, — il s’était fait d’elle, une fois pour toutes, une image conventionnelle, et si le hasard, sous la forme d’un incident imprévu, ne l’y eût contraint, jamais l’idée ne lui fût venue de discuter son préjugé. Et, par exemple, on l’eût singulièrement embarrassé, trois mois plus tôt, en l’interrogeant sur les goûts, le caractère, ou même sur l’âge de la jeune fille ; il ne savait rien d’elle, sinon qu’elle était l’enfant très sage, et passionnément chérie, de son meilleur, de son seul ami.

Et cela même l’éloignait d’elle, le condamnait à l’ignorer, à ne la point remarquer. La maison d’Auguste Raimbault lui était comme un asile sacré, où non seulement il ne se fût jamais introduit en contrebandier, mais où l’homme « à bonnes fortunes » qu’il était s’oubliait soudain, s’évanouissait littéralement, sitôt qu’il en avait franchi le seuil. Il ne s’était, de plus, jamais demandé pourquoi il s’en venait ainsi, toutes les semaines, très régulièrement, visiter Auguste Raimbault, ni pourquoi la voix de ce sage avait le don de captiver sa jeune folie. Il n’en poursuivait pas moins son chemin, très différent de celui où marchait honorablement Auguste Raimbault ; et son existence, ainsi partagée entre une amitié très digne et un commerce mondain au moins équivoque, semblait ne devoir jamais se rejoindre ou retrouver quelque unité. Son âme, sa personne physique elle-même s’étaient comme dédoublées ; et ceux qui ne connaissaient en lui que le dandy prestigieux, cynique et fendant, fussent difficilement imaginé un Le Hagre dompté, modeste et bon