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gentleman qu’il part comme d’une évidence. Puisque, selon lui, la distinction du gentleman et du non-gentleman n’est pas, comme le pourrait croire un disciple de Rousseau, conventionnelle, mais naturelle, puisqu’elle correspond à des faits que l’on peut dire ethniques et physiologiques, nulle réforme sociale ne peut la méconnaître. Et tout groupement humain trouvant dans « l’obéissance du peuple et l’autorité des gouvernans[1], dans un ordre hiérarchique, cette véritable forme qui pour l’artiste Ruskin est à la fois signe de vie et condition de beauté, la cité future respectera l’autorité de ceux qui, de naissance, sont vraiment, si l’on considère les ensembles et les moyennes, les plus énergiques et les plus intelligens, les plus capables et les plus libres par leur éducation, leurs loisirs, et la sécurité de leur vie de se donner à la chose publique. Non contre eux mais avec eux, mais par eux, lorsqu’ils auront réappris les devoirs qu’ils ont oubliés, s’accomplira la réforme. C’est dans leurs âmes qu’elle doit commencer. Voilà pourquoi la prédication de Ruskin fait d’abord appel à leur vouloir.

Pressant appel qui ne procède pas, comme on le pourrait croire ailleurs, de la pure chimère d’un généreux esprit, mais que justifient certaines réalités morales et sociales proprement anglaises, survivances d’un passé féodal que rien n’a brusquement et totalement détruit. Quand un Kingsley ou un Ruskin parlent aux gentlemen d’Angleterre de leurs devoirs, et responsabilités, ceux-ci peuvent les comprendre. A leurs incitations quelque chose répond encore qui n’existe pas chez les bourgeois citadins, nomades et déracinés de la France moderne, qui n’existait plus chez les nobles de la France monarchique depuis que le Roi les avait enlevés à leurs terres pour les faire servir au décor de sa cour. A la campagne, où ses pouvoirs administratifs et judiciaires assurent son prestige, dans ses manoirs, cette gentry n’a pas perdu tout sentiment du lien qui jadis attachait un chevalier à ses hommes. Là, vraiment, une relation vivante et directe subsiste entre le squire héréditaire et les fermiers, les ouvriers agricoles, les artisans ruraux. Son rang seul ne suffit pas à créer son influence : pour la paroisse il n’est un personnage que s’il est né dans la paroisse. On s’y rappelle

  1. « Any form of government will work, provided the governors are real and the people obedient ; and none will work if the governors are unreal and the people disobedient. » Fors, Letter 67.