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sa vitalité, affirmé sa volonté de rester maîtresse de ses destinées et de marcher par ses propres moyens dans les voies du progrès. On savait bien que ces Turcs étaient là, que l’armée était brave, les paysans honnêtes et laborieux, mais on se demandait si la corruption d’en haut n’avait pas gangrené tout le corps social et si les comités « jeunes turcs » pourraient être jamais autre chose qu’une élite éclairée, mais utopique et pratiquement impuissante. Et voilà que cette force révolutionnaire s’est révélée comme une puissance organique, créatrice d’ordre et de justice. En quelques jours, des événemens inouïs ont renouvelé la physionomie de l’Empire ottoman et bouleversé l’économie des vieilles questions insolubles qui constituent la « question d’Orient. » Les Turcs ont repris en mains, virilement, la direction de leurs propres destinées ; ils sont sortis de leur rôle passif ; c’est eux maintenant qui agissent, et c’est l’Europe qui les regarde.


I

La Turquie vit en ce moment une de ces heures de fraternité active où les hommes, pour avoir longtemps nourri dans le silence les mêmes espérances, vibrent à l’unisson dans la joie d’une commune délivrance ; de telles heures, où les meilleurs instincts l’emportent, où les conseils les plus généreux sont aussi les plus écoutés, où les jalousies et les ambitions égoïstes se cachent encore dans l’ombre, sont rares dans la vie des peuples, mais elles seraient fécondes, alors même qu’elles resteraient sans lendemain ; leur souvenir agit sur la mentalité nationale comme un ferment de vie, comme un perpétuel appel à l’élévation des cœurs : les peuples font dater de pareilles journées leur régénération, leurs progrès décisifs. Rien ne résiste à cette allégresse des multitudes, elle porte avec elle comme une lumière conquérante qui éblouit et qui entraîne. En Turquie, sa première conquête et sans doute la plus inattendue, a été celle du Sultan. La révolution a commencé comme une conspiration militaire et elle se continue comme une fête nationale. La complicité universelle de l’immense majorité des habitans de l’Empire, depuis les fonctionnaires les plus élevés jusqu’aux plus humbles habitans, l’a rendue irrésistible, en a transformé le caractère, lui a donné une âme.