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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/131

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Pline le Jeune raconte, dans une de ses lettres, que l’empereur Nerva, à son avènement, fit arrêter tous les individus qui, durant les sombres jours de Domitien, avaient fait métier de délateurs, et que, les ayant fait conduire à Ostie, il les embarqua à bord d’un navire qui leva l’ancre et les conduisit vers l’exil aux applaudissemens d’un peuple en liesse. Les Turcs contens aujourd’hui d’une joie pareille après plus de trente ans d’un régime de tyrannie policière et de délation où la moindre parole, le moindre geste suffisait à rendre suspect, où le silence même était interprété, où ni la vie, ni l’honneur, ni la fortune des sujets n’avaient de recours contre l’arbitraire d’en haut, voici que tout d’un coup, par la plus étrange et la plus inattendue des révolutions, toute la camarilla d’Yildiz-Kiosk, qui perpétuait et aggravait la tyrannie parce qu’elle en profitait, se trouve dispersée, prisonnière ou fugitive ; un régime de liberté succède sans transition à l’absolutisme aboli : il s’est produit, dans tout ce peuple, un sentiment général de décompression qui s’est traduit d’abord par un besoin de manifestation et de bruit, par une exubérance de paroles, et de gestes, chacun en se hâtant d’user des libertés nouvelles, semble chercher à se prouver à soi-même qu’il les possède enfin. Mais, presque nulle part, la liberté n’a dégénéré en licence ; très peu de sang, jusqu’ici, a été versé ; quelques officiers, connus comme délateurs ont été tués durant les premiers jours ; l’excitation de la lutte et le mépris qu’inspire en tout pays le métier de mouchard, expliquent, sans les excuser, ces exécutions sommaires.

Il y a peu d’exemples dans l’histoire qu’une révolution dont les conséquences promettent d’être si importantes, se soit accomplie si facilement, si simplement ; il n’y en a guère non plus qui ait trouvé moins d’adversaires et qui ait recueilli de si unanimes approbations. Tout ce qui constituait le système du gouvernement absolutiste d’Abd-ul-Hamid s’est effondré en même temps. A un régime fondé sur la crainte, quand la force manque, tout est perdu. Contre les troupes mutinées de Macédoine, le Sultan songea à recourir à celles d’Asie : elles refusèrent de marcher. Le dernier coup vint au Sultan des Albanais qui, réunis à Ferisovich, envoyèrent à Yildiz une dépêche où ils réclamaient la Constitution : or, ce sont des Albanais qui, autour du Palais, veillent sur la personne du Sultan ; qui donc garderait ces gardiens ? Il fallait céder : « on peut tout faire avec des baïonnettes,