Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une apparence de satisfaction ; dans l’esprit du grand-vizir, au contraire, elle devait devenir la charte constitutive d’une Turquie nouvelle, organisée à l’européenne, d’après les principes du droit issu de la Révolution française. Ainsi éclatait le dissentiment fondamental, irréductible, qui allait faire d’Abd-ul-Hamid l’ennemi de toute réforme libérale et le persécuteur implacable de Midhat et de ses amis. Entre l’intransigeance absolutiste du Sultan et l’intransigeance libérale des réformateurs, la conciliation n’était pas possible. Midhat avait parfois, — ses lettres en témoignent, — une manière un peu doctorale, presque un peu agressive, d’avoir raison ; la droiture de son caractère ignorait l’art des concessions opportunes et des compromis diplomatiques. Dès le 5 février 1877, le Sultan le faisait appeler au Palais, lui retirait les sceaux de l’Etat, le faisait embarquer à bord de son yacht impérial et conduire à Brindisi. Il rendait à l’Europe l’homme qui voulait faire de la Turquie un État européen ! Quelques semaines après, les Russes passaient le Danube ; la Constitution était oubliée ; le règne personnel d’Abd-ul-Hamid commençait.

La politique de Midhat-pacha s’était heurtée à deux adversaires : l’un était le Sultan, l’autre Nicolas Pavlovitch Ignatief, ambassadeur de Russie à Constantinople. Le comte Ignatief, qui, par une curieuse coïncidence, est mort au moment même où triomphait le parti « jeune turc, » a été, à Pékin, en 1860, et à Constantinople pendant sa longue carrière d’ambassadeur, l’infatigable ouvrier de l’expansion russe. Il poursuivait, en apôtre en même temps qu’en diplomate rompu à toutes les intrigues byzantines de la politique orientale, l’affranchissement de tous les chrétiens sous la tutelle du tsar. La politique de Midhat, qui tendait à fondre toutes les nationalités dans l’unité de l’Empire ottoman réformé, allait à l’encontre de ses plans ; dès l’époque où Midhat expérimentait ses méthodes dans le vilayet du Danube, Ignatief avait pris ombrage de ses succès, s’était employé à ruiner son crédit auprès du Sultan et avait réussi à le faire rappeler. En 1876, Midhat retrouva en face de lui l’ambassadeur de Russie qui contribua largement à son échec et à sa chute. Au point de vue turc, la politique d’Ignatief doit apparaître inexcusable ; mais les questions orientales ne sont pas simples : on ne saurait nier que l’existence d’une Bulgarie libre, prospère et forte, ne soit la justification d’Ignatief.