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leurs privilèges religieux, mais comment distinguer ce qui est du domaine religieux et ce qui est du domaine politique et social ?[1] Si les Jeunes Turcs s’avisaient de vouloir détruire tous ces organismes, qui depuis si longtemps encadrent les divers peuples de l’Empire, avant d’avoir longuement éprouvé la solidité du nouveau régime et son élasticité, ils risqueraient d’être entraînés dans des difficultés inextricables. On ne fera pas du jour au lendemain un citoyen libre d’un Empire « un et indivisible » avec des Arabes, des Maronites, des Druses, des Juifs, des Arméniens, des Bulgares, des Albanais. Les lois ne suffisent pas pour de pareilles métamorphoses ; il faut les mœurs ; il faut le temps, le seul éducateur que les peuples écoutent parce qu’il ne s’adresse qu’à leur propre expérience.

Quand la France révolutionnaire se proclama « une et indivisible, » l’unité française était, depuis longtemps, une réalité, et pourtant, quelques mois après cette déclaration, le pays était atrocement déchiré par la guerre civile. L’Empire ottoman, lui, est une marqueterie de nationalités juxtaposées, non fondues ; pour faire l’unité, il ne suffit pas de l’inscrire dans une constitution, il y faut l’adhésion des cœurs ; le temps et l’expérience des avantages du nouveau régime-peuvent seuls la provoquer il est humainement, historiquement, impossible que, dans quelques semaines, il n’y ait plus dans l’Empire que des citoyens ottomans, tous taillés sur le même modèle et animés des mêmes sentimens ; ajoutons que cela n’est pas souhaitable ; un agrégat fortement lié d’organismes gardant chacun son individualité propre sera beaucoup plus solide, beaucoup plus apte à la lutte et au progrès, qu’un État artificiellement unifié. Il est donc certain qu’il se produira des rivalités, des heurts.

Les membres du Comité Union et Progrès se rendent compte, heureusement, qu’ils viennent de vivre la période héroïque, mais aussi la période idyllique, de la révolution turque. C’est avec les réalités quotidiennes du gouvernement, avec les questions locales et les questions de personnes, avec l’application des lois, que surgiront les difficultés. De quelque côté que l’on

  1. Article 11. — L’Islamisme est la religion de l’État.
    Tout en sauvegardant ce principe, l’État protège le libre exercice de tous les cultes reconnus dans l’Empire et maintient les privilèges religieux accordés aux diverses communautés à la condition qu’il ne soit pas porté atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs.