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croire à la force que lui attribuait l’opinion quand, soi-même, on n’y croyait plus. Si l’Europe, si la Turquie, si l’Angleterre eussent connu la vérité sur cette explication « confidentielle » entre les deux grands empires, quel encouragement pour la Turquie, pour l’Angleterre, pour l’Europe ! Était-on si sûr qu’elles l’ignorassent ? Les secrets des chancelleries ont parfois intérêt à se faire surprendre.

L’Angleterre menait le branle contre la Russie. Sur son hostilité déclarée, on savait du moins à quoi s’en tenir... Eh bien ! non ; ici encore il y avait de l’incertitude. Et cela aussi troublait le jeu. On n’ignorait pas, qu’à Constantinople, M. Layard était des conseillers intimes du sultan. L’or anglais, l’appui moral, le concours diplomatique de l’Angleterre ne feraient pas défaut à la Turquie ; le cabinet de Londres était minutieux et pointilleux dans le détail de la tractation diplomatique ; il créerait mille embarras à la Russie. Mais irait-il au delà ? Jouerait-il la partie décisive ?

L’Angleterre elle-même ne paraissait pas savoir exactement ce qu’elle voulait. La campagne de M. Gladstone sur les « atrocités bulgares » avait porté. Il y avait des dissentimens dans le Cabinet ; au su et au vu du monde entier, un mouvement passionné, dans l’opinion publique et dans la presse, remuait les entrailles du peuple anglais et le portait à sacrifier des intérêts discutables et discutés à « l’amélioration du sort des chrétientés d’Orient. » Jusqu’où irait ce mouvement, dans quel sens l’opinion anglaise se prononcerait-elle, finalement ? Les plus profonds calculs pouvaient être modifiés par une saute de vent chez ce peuple impressionnable, Imaginatif, mais toujours redoutable parce qu’il est toujours courageux.

Et pouvait-on, d’autre part, ne tenir aucun compte de l’opinion publique universelle qui s’affirmait anti-russe ? Les entreprises moscovites étaient passées au crible et discutées aigrement. Eternels trouble-fête de l’Europe, une fois de plus, les Slaves portaient atteinte à l’équilibre, à la paix dont on avait tant besoin ! Un vieux levain de polonisme fermente toujours dans les salles de rédaction et dans les cercles. L’opinion allemande n’était pas favorable. M. Klaczko, M. Cucheval-Clarigny, à la Revue des Deux Mondes, posaient des questions gênantes. Ce n’étaient que des pointes ; mais ces pointes piquaient l’âme chatouilleuse du prince Gortschakoff. Il aimait à être loué.