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L’Europe lui était un théâtre. Outre les susceptibilités de l’amour-propre, son expérience ne négligeait pas cette autorité de l’opinion qui pèse, au jour des marchandages et des règlemens.

Il y avait un autre sujet d’inquiétude plus immédiat encore : c’était la difficulté même de la campagne. La Turquie n’était pas une quantité négligeable : il est vrai que, de Constantinople, le général Ignatieff n’avait cessé de décréter l’impuissance de cet empire et d’annoncer sa chute au premier choc ; il est vrai que les généraux turcs n’avaient pu venir à bout des insurrections en Albanie, en Bosnie, en Herzégovine, en Bulgarie, et qu’ils avaient eu quelque peine à mettre à mal cette infime Serbie. Mais le Turc est bon soldat ; pour sa croyance et pour son existence nationale, il se battrait en désespéré ; la flotte turque était puissante ; elle commandait la Mer-Noire et le bas Danube, rendant, par mer, toute communication impossible ; la double ligne de défense du Danube et des Balkans, appuyée sur les fortifications du fameux quadrilatère, avait formé, de tout temps, un boulevard presque infranchissable pour les armées venant du Nord.

Par-dessus tout, la Russie était obligée de diviser ses forces. L’Autriche-Hongrie, spectatrice silencieuse du duel, ne se réservait-elle pas d’intervenir brusquement, soit en cas de victoire, soit en cas de défaite ? Une campagne offensive, avec une armée comme l’armée austro-hongroise et un peuple comme le peuple hongrois sur le flanc, grave imprudence ! Le grand-duc Nicolas réclamait une attaque rapide et décisive de toutes les forces russes sur le front principal, c’est-à-dire sur le Danube et sur le Balkan ; on l’avait laissé dire ; on ne lui avait accordé que quatre corps et on avait maintenu la fleur des troupes russes en observation sur la frontière occidentale.

Quelles que fussent l’ardeur avec laquelle la nation tout entière répondait à l’appel du tsar, la qualité du soldat russe et la valeur des officiers, on n’était pas entièrement rassuré sur le mérite des chefs ; on était très préoccupé de la question financière, au sujet de laquelle on sentait la banque européenne froide et exigeante. On avait trouvé des difficultés, dès la première heure de la mobilisation, pour les approvisionnemens, les ravitaillemens ; je ne sais quel désordre latent, endémique aux bureaucraties militaires, accru encore par l’infidélité trop notoire