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neutralité anglaise déciderait, croyait-on, de la neutralité austro-hongroise ; on ne demandait pas mieux que de s’entendre avec lord Derby et de faciliter sa tâche : il faut savoir payer de retour les gens raisonnables.

Près de lord Derby, il y avait un ambassadeur russe qui subissait, comme la plupart des diplomates accrédités à Londres, l’influence de l’astre anglais ; cet ambassadeur avait la confiance du Tsar, l’amitié du prince de Bismarck et l’estime du gouvernement britannique : c’était le comte Pierre Schouwaloff[1]. La conversation s’engagea, grâce à lui. Ce fut une suite à la circulaire du prince Gortschakoff. Lord Derby pensait que la neutralité de l’Angleterre lui permettait de s’expliquer catégoriquement au sujet de cette circulaire. Il la blâma franchement, se saisit du mot intérêts. On prétendait défendre les intérêts de l’Europe ; mais l’Angleterre fait partie de l’Europe. On invoque les intérêts de la Russie ; mais il y a aussi les « intérêts » de l’Angleterre, et l’Angleterre n’entend pas qu’on les oublie, ni qu’on les connaisse mieux qu’elle-même. Donc, au nom des intérêts de l’Europe, au nom des intérêts de l’Angleterre, le cabinet anglais garde son entière liberté d’action ; la décision du gouvernement russe n’est de nature à obtenir ni son concours, ni son approbation.

La plate-forme de la discussion était un peu étroite. Mieux eût valu (et on devait plus tard faire grief à lord Derby de n’y avoir pas songé), mieux eût valu s’appuyer sur les traités, le traité de Paris, la convention de Londres. Mais lord Derby tâtait le terrain. S’il craignait d’invoquer « les traités, » c’est que leur application intégrale eût été pleine de périls. Il se borna donc à parler intérêts : intérêts européens, intérêts anglais.

Cette modération relative fut agréable à Saint-Pétersbourg. On crut probablement qu’on pourrait, par quelques concessions, tenir l’Angleterre en dehors d’une coalition toujours menaçante, et on lui demanda de préciser ce qu’elle entendait par les « intérêts anglais... » Si bien, qu’entre le ministre conciliant et l’ambassadeur

  1. Grâce à la parfaite obligeance de M. A. Raffalovich, j’ai eu communication des Souvenirs inédits du comte P. Schouwaloff sur le Congrès de Berlin. Les extraits que j’ai pu citer permettront aux lecteurs d’apprécier l’intérêt de ce document. Mais l’ambassadeur n’a pas cru devoir embrasser, dans son récit, la partie de la négociation antérieure à la guerre, et qui, pourtant, a été la véritable racine du Congrès.