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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/361

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programmes et leurs habitudes, qu’il est imprudent de déranger, sous peine de fâcheuses complications. Bien plus, cette collation que vous avez payée au poids de l’or et qu’un de vos âniers trimballe pompeusement, à votre suite, dans un couffin, — vous n’avez même pas le droit de la manger où vous voulez. Ainsi, à Philæ, — Baedeker vous le signifie formellement, — « le déjeuner qu’on a emporté avec soi se mange près du kiosque. » Vous entendez ? Ce n’est point dans le temple d’Isis, ou dans le temple d’Hathor, ou sous le portique de Nektanébo, — mais près du kiosque de Trajan que vous grignoterez votre cuisse de poulet. Agir autrement serait contrevenir à tous les usages et à toutes les traditions.

Etes-vous sur le Nil, le bateau fait escale en face d’un village, des enfans à demi nus accourent, avec des cris et des gambades. Vous ébauchez le geste de leur lancer une poignée de piastres. On vous en empêche. Un règlement l’interdit. Lisez plutôt la pancarte qui est affichée sur le pont : « Défense de jeter de la monnaie aux enfans, — par respect pour la dignité humaine ! » Pas n’est besoin d’ajouter que ce règlement est anglais et protestant !…

D’un bout à l’autre, vous êtes, pour ainsi dire, tenu en lisières. Quand ce ne sont pas les conducteurs des agences, ce sont vos guides et vos drogmans, qui dirigent vos démarches et vos actions, qui vous étourdissent de leurs bavardages et de leurs bonimens, qui jugent en dernier ressort de ce que vous devez voir ou ne pas voir, qui enfin s’interposent perpétuellement entre vous et la réalité. Et ainsi cette réalité vous arrive déformée comme un texte qu’on lit dans une traduction. Les amis, les connaissances, les gens « bien informés » qu’on rencontre là-bas ajoutent leurs gloses aux commentaires des âniers : c’est encore pis. Le texte original s’oblitère davantage. On risque fort de n’y plus rien comprendre. Et comme, après ces excursions toujours trop brèves, on se replonge immédiatement dans l’ambiance cosmopolite des hôtels, le dépaysement devient à peu près impossible. Il faut bien se contenter avec la couleur locale de pacotille qu’on a pu grappiller au passage et qui ne vous apprend pas beaucoup plus que les photographies ou les cartes postales achetées en cours de route. Concluons que les « commodités » des voyages modernes sont très surfaites. Leur but inavoué, c’est d’empêcher de voir les pays qu’on traverse.