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À Madame de Lessert, née Boy de la Tour, à Lyon.


Monquin, 17 — 70

J’ai reçu, chère cousine, à la fois vos deux lettres, dont l’une est sans date, ce qui ne me laisse juger que par conjecture de celle qui est la dernière en ordre. Je partage assurément l’empressement que vous avez de me voir arriver, mais comme j’ai appris à ne pas régler sur mes désirs la mesure des possibles, et que je suis certain de l’impossibilité totale qu’une voiture parvienne ici dans l’état où sont nos chemins, je ne puis souscrire à des arrangemens qui mettraient et charrette et chaise et vous et moi dans les plus désagréables embarras. Nos chemins sont creux et comblés à tel point, qu’à trois cents pas d’ici l’on y trouve quinze à vingt pieds de neige, et les terres à droite et à gauche sont tellement détrempées, que dix paires de bœufs n’y feraient pas faire dix pas à une voiture. Le bois manque à Bourgoin, les paysans de mes environs ont du blé à vendre et grand besoin d’argent ; cependant rien ne passe, ni charriot, ni cheval, rien ne peut passer que les piétons, avec beaucoup de peine, en prenant un autre sentier. N’allez donc pas vous mettre dans l’esprit que vos voituriers, quelque intelligens et zélés qu’ils puissent être, pourront passer en s’aidant l’un l’autre et en prenant des renforts dans le pays. Cela est totalement impossible, et il faudra, comme qu’ils fassent, qu’ils s’en retournent comme ils seront venus. Malheureusement, une bise froide qui s’obstine depuis trois semaines me laisse peu d’espoir de voir sitôt fondre la neige ; il n’y a que des pluies et des vents chauds qui puissent opérer cet effet. Il faut forcément les attendre, et faire en attendant comme on pourra ; sitôt que les chemins commenceront à devenir praticables, je serai exact à vous le mander. Jusque là vos soins et les miens seraient inutiles, et quoi que nous fassions, je ne saurais démarrer.

Je dois vous avertir d’une autre chose encore : c’est que vous ne me donnez pas assez de temps pour vous répondre. Je suis sur une montagne où, quoique à une lieue seulement de Bourgoin, cela fait une différence souvent de trois ou quatre jours, vu la difficulté des chemins, surtout en hiver, vu que la poste arrive trop tard pour que je puisse envoyer chercher mes lettres le