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faut pas non plus donner trop raison aux médecins lorsque, frappés des progrès de la falsification, ils empêchent des milliers de gens riches de boire du vin, si bien que, dans les dîners d’apparat, les eaux minérales remplacent les grands crus pour la moitié des convives. En se taisant, en laissant faire, sous prétexte de ne pas discréditer nos produits vis-à-vis de l’étranger, on risquerait au contraire de compromettre leur prestige par la sophistication.

La régie dresse procès-verbal à un haut baron de la fraude pris en flagrant délit de mouillage, 33 pour 100 d’eau, un déluge, comme disait un député. Le tribunal de Béziers est saisi, des mois s’écoulent, la régie étonnée va au greffe, où elle apprend que la cause est depuis longtemps jugée, le coupable acquitté, et elle, la régie, condamnée aux frais. L’avocat de la régie n’avait pas été prévenu, le jugement était inexistant pour la régie, elle eût dû l’attaquer, on laissa passer le délai d’appel. Il avait suffi au prévenu de dire devant le tribunal : « J’ai donné du vin à mes ouvriers, et, comme ils avaient soif, ils en ont bu cent hectolitres. » Le ministre a allégué qu’il y avait là un oubli, une omission regrettable : quant au substitut qui était de service en ce temps-là, la Chancellerie se contenta de le blâmer et de l’asseoir comme simple juge dans un tribunal ; il rétrogradait d’une classe, mais devenait inamovible. On trouva que la pénitence était bien douce.

D’ailleurs, la fraude existe un peu partout, et l’on a singulièrement perfectionné l’art de la piraterie et de la chimie vinaire : des gens qui se disent dans l’industrie, et qui en sont surtout chevaliers, louent de petits appartemens dans des communes de la Gironde produisant des crus renommés, se font imposer patente et licence, et expédient ensuite à la clientèle des vins inférieurs portant l’estampille de la localité. Dans les Charentes, avec le jeu des acquits fictifs, l’alcool d’industrie trouble profondément le marché de nos célèbres eaux-de-vie. A Paris, des négocians trop ingénieux dédoublent du vin d’Oran à douze ou treize degrés. Toujours à Paris, deux millions d’hectolitres de vins artificiels furent fabriqués en 1900, année de l’Exposition, et cette fabrication sur place fit perdre à la Ville et à l’Etat près de quarante millions gagnés par les fraudeurs. La loi de 1903 ayant en quelque sorte rendu le sucrage obligatoire, les entrées de vins dans Paris ne cessèrent pas de diminuer ; à la