objet que la gloire militaire. Enfin, elle n’était pas accaparée non plus par cette lutte intérieure contre le pouvoir qui a jeté tant de peuples dans l’action politique et y a ramassé toutes leurs énergies. L’État n’a jamais pu, là-bas, être oppresseur. Il ne s’est point constitué fortement en dehors et au-dessus des individus. Ceux-ci, au contraire, l’ont créé de toutes pièces, à leur image, selon leurs besoins et leur idéal, tout près d’eux, sans qu’aucun prestige mystique pût s’attacher à une origine très réaliste, qui ne s’enveloppait point des brumes du passé et ne se perdait ni dans les nuages de la mythologie, ni dans les légendes de l’héroïsme. Les chefs ne descendaient ni des dieux, ni des demi-dieux : c’étaient des hommes, désignés par des hommes, pour une œuvre définie et tout humaine.
Rien n’altérait donc, rien n’atténuait le caractère essentiellement économique de cette société vouée au plus intense labeur. Il marquait chaque individu de son empreinte et réduisait ainsi à l’uniformité une diversité croissante où se confondent toutes les races et tous les peuples. Car l’immigration jette sur les rives de la Nouvelle-Angleterre et dans les espaces libres du vaste continent une multitude toujours croissante d’Européens aventureux et résolus, qui se livrent à cette force transformatrice. Ceux qui viennent aux Etats-Unis chercher fortune se sentent, en effet, pour une raison ou pour une autre, plus fortement attirés vers eux qu’attachés à leur propre patrie. Mal adaptés à leur milieu, incapables d’en accepter les nécessités et d’en subir le déterminisme, vaincus ou mécontens, ils y vivaient mal et ne demandaient qu’à s’en détacher. Disons mieux : ils en étaient déjà détachés, tandis qu’ils se trouvaient au contraire en affinité et comme en harmonie préétablie avec le pays où les appelaient leurs tendances et auquel ils appartenaient déjà en quelque mesure par leurs goûts et leurs aspirations. Si parmi eux quelques-uns se sont trompés et ont cédé à une illusion, c’est en les rejetant que la nouvelle société leur révélera leur erreur. Une sélection naturelle, on serait tenté de dire, devant une si puissante machine, une élimination automatique, ne laissera persister que les plus capables d’adaptation. Dans ces conditions, il ne saurait y avoir de réfractaires : le jeu de la vie les a supprimés. Ils reviennent dans leurs pays d’origine ou flottent là-bas comme des épaves qui, sans se mêler à l’immense océan, surnagent dans son écume.