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sont pour lui ce que fut pour nous la constitution de notre unité. Glorieuses époques dans la vie des peuples, quand, soumis à l’empire de ces exigences universelles, ils rallient toutes leurs énergies et unissent tous leurs efforts !... Comme les conditions d’hier et d’aujourd’hui subsisteront longtemps encore, le problème de l’avenir ne se pose pas d’une façon pressante ni aiguë, et l’on comprend la confiance des Américains, le pooh-pooh avec lequel ils accueillent, ou plutôt repoussent, nos réserves désobligeantes, nos insinuations de vieillards ombrageux, nos pronostics de mauvais goût, nos prévisions de mauvais augure. Ils n’ont que faire de penser, tant qu’il importe bien plus d’agir ; et ils s’en trouvent mieux. La pensée sépare et l’action réunit. L’action leur a été salutaire, et elle continue de les imposer au monde.

Et pourtant, cette magnifique prospérité, déjà, ne laisse-t-elle pas percer bien des sujets d’alarmes ? Dans une société avant tout économique, les problèmes de production, de circulation et de consommation de la richesse, qui préoccupent ou menacent tous les peuples, semblent devoir nécessairement prendre un caractère plus aigu et plus inquiétant. On peut penser que la lutte entre les gigantesques trusts du capital et les gigantesques trusts de la main-d’œuvre sera formidable. Oui ; mais, d’autre part, il n’est point de pays où la question économique offre plus de chances de rester sur son propre terrain, et paraisse moins exposée à s’envenimer, à se compliquer, à se transformer en question sociale. Il n’y a pas de haines de classes en Amérique, parce qu’il n’y a pas de classes. L’égalité, au lieu de se dégager péniblement, comme en Europe, d’un long et douloureux travail de dépossession des privilégiés, avec tout ce qu’il entraîne de convoitises chez les uns, de représailles chez les autres, d’antipathies, de défiances et de rancunes réciproques, l’égalité est un fait, « la condition naturelle d’une société où manquaient jusqu’aux premiers élémens d’où aurait pu sortir une caste[1]. » Entre ceux qui ne possèdent pas encore et ceux qui viennent d’acquérir, la jalousie n’a pas eu le temps de remplacer l’émulation. Ce dernier sentiment intervient seul, pousse les moins heureux à tenter de le devenir davantage, non à souhaiter que les autres ne le soient plus. Si tant est qu’une aristocratie financière

  1. Boutmy, op. cit., VI.