temps l’individu à son activité et à ses initiatives. Cela changera-t-il et le verra-t-on assumer ce rôle de modérateur et de tuteur que nous sommes habitués à lui voir tenir dans nos pays d’Europe, en France, par exemple, où au lieu d’être « la création consciente des individus, » il est « le milieu immémorial au sein duquel chacun de nos Français s’éveille à la vie et prend conscience de ses droits, qui sont peu de chose, et des droits du pouvoir qui sont presque tout[1] ? » Sur ce point aussi, on peut douter d’une transformation si radicale, qui s’accorderait si mal avec l’esprit et les habitudes de la nation, ses conditions d’existence et de prospérité. L’Etat a beaucoup de chemin à faire avant de devenir dangereux, ou même gênant en Amérique ; et là encore les mœurs seraient sans doute plus fortes que les lois.
Mais ces mœurs mêmes, nous dit-on, se transforment. Des rêves de conquête et de gloire s’ébauchent dans l’esprit naguère tout pacifique des Yankees : les chimères impérialistes traînent leurs panaches de fumées au-dessus des calculs utilitaires. L’opinion demande une flotte de guerre et ne répugne plus à l’idée d’une armée permanente. On nous fait remarquer alors que le régime des Etats-Unis est en réalité un gouvernement personnel, que la réélection ressemble fort à un plébiscite, que plusieurs présidens, — Washington, Jackson, Grant, — étaient des généraux victorieux ; et l’on se décide enfin à lâcher le mot de « césarisme. » Les prophéties n’entrent pas dans le cadre de cette étude, même à titre de conclusion, quand nous essayons de déterminer l’orientation générale de la vie américaine. Il nous suffira de constater que ni le passé ni le présent n’autorisent une telle conjecture. Les démocrates ombrageux qui la hasardent ont-ils réfléchi que, si elle se réalisait, l’événement ne prouverait qu’une chose : la faillite indiscutable et définitive de la démocratie ? Car jamais celle-ci n’a trouvé de conditions plus favorables, et si elles aboutissaient au triomphe du despotisme, c’est que décidément il y aurait antinomie entre la démocratie et la liberté.
Jusqu’ici, les Etats-Unis ont fait plutôt la preuve du contraire, et la pénétration historique ne consiste pas à imaginer au-delà du vraisemblable et du possible. D’ailleurs, les destinées de l’Etat sont relativement secondaires dans un pays où il n’absorbe
- ↑ Boutmy, op. cit., ch. VII.