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ignore le nom, lui avait dit de s’informer de moi si, vu ma position vis-à-vis du Consul et la manière dont j’étais traité, j’aurais de l’éloignement à entendre des propositions que voulaient me faire les princes français. Je chargeai mon secrétaire, s’il revoyait cet homme, de lui dire que je n’écouterais aucune proposition de ce genre. « — Dites-lui au surplus, ajoutai-je, que, si j’avais eu envie de conspirer, j’aurais pu le faire à la tête de cent mille hommes et qu’à présent, je ne suis pas assez fou pour le faire avec mes domestiques. »

Dans cette note qui résume les dires sur lesquels, comme on le verra plus loin, Moreau ne variera plus, il fait allusion aux interrogatoires que lui fit subir le grand juge Reynier. Le premier eut lieu le jour même de son arrestation, le 25 pluviôse (15 février). A onze heures du soir, Reynier se transporta au Temple, en grand apparat, fit comparaître l’accusé et l’interrogea « longuement, avec de froids égards. » C’est Thiers qui nous le dit. Mais il déplore en même temps que le représentant le plus élevé de la Justice ne se soit pas conduit, en cette circonstance, ainsi que le lui prescrivaient les ordres de Bonaparte.

A l’en croire, le Premier Consul aurait ordonné au Grand Juge de lui amener Moreau dans sa voiture.

— Qu’il convienne de tout avec moi et j’oublierai les égaremens produits par une jalousie qui était plutôt celle de son entourage que la sienne.

Qu’y a-t-il de vrai dans ces propos ? La précision avec laquelle Thiers les reproduit, sans apporter aucune preuve de leur exactitude, n’autorise-t-elle pas à les mettre en doute dans la forme où ils nous sont présentés ? Peut-on ne pas voir qu’ils ont été dictés à Thiers par le souci de dresser en face d’un Moreau criminel, compromis et humilié, un Bonaparte magnanime et généreux, et de l’élever à la hauteur d’un César faisant grâce à Cinna ? Si les intentions du Premier Consul ont été telles que le prétend l’historien du Consulat et de l’Empire, comment Bonaparte, qui se connaissait en hommes, qui savait si bien les juger et les si bien choisir, en vue de la tâche qu’il leur destinait, a-t-il confié à l’honnête, mais peu capable Reynier, une mission aussi délicate que celle qui consistait à ménager l’orgueil de l’âme fière qu’était Moreau et à le convaincre qu’il pouvait se soumettre sans s’abaisser ?