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Ce qui est d’ailleurs certain, c’est que Reynier s’abstint de communiquer à Moreau les ordres du Premier Consul. Il en existe une preuve formelle. Elle est dans la lettre qu’il écrivait au prisonnier, le 18 ventôse (9 mars), en réponse à celle que celui-ci, après un mois de captivité, adressa à Bonaparte[1]pour exposer sa conduite et protester de son innocence.

« J’ai mis hier, à onze heures du soir, citoyen général, c’est-à-dire aussitôt après l’avoir reçue, votre lettre sous les yeux du Premier Consul. Son cœur a été vivement affecté des mesures de rigueur que la sûreté de l’État lui a commandées.

« Au moment où je vous fis prêter votre premier interrogatoire et lorsque la conspiration et votre complicité n’avaient pas encore été dénoncées aux premières autorités et à la France entière, il m’avait chargé, si vous m’en aviez témoigné le désir, de vous conduire à l’heure même en sa présence. Vous auriez pu contribuer à tirer l’Etat du danger où il se trouvait encore.

« Avant de saisir la justice, j’ai voulu, par un second interrogatoire, m’assurer s’il n’y avait pas de possibilité de séparer votre nom de cette odieuse affaire : vous ne m’en avez donné aucun moyen. »

Il résulte de cette lettre, véritable chef-d’œuvre d’hypocrisie, que Reynier, au lieu de proposer à Moreau de le conduire chez Bonaparte, attendit qu’il lui exprimât le désir d’y aller et que Moreau ignora les intentions du Premier Consul à son égard. Les eût-il soupçonnées, il n’eût pas très probablement jugé digne de lui de ne pas attendre qu’on les lui fit connaître. Mais le silence de Reynier ne pouvait les lui laisser deviner, et c’est ainsi qu’il ne donna au Grand Juge « aucun moyen de séparer son nom de cette odieuse affaire. »

Comment ne pas conclure de ces faits que les ordres du Premier Consul à Reynier n’étaient pas empreints du caractère de bonhomie et de clémence que Thiers leur attribue ? S’ils eussent été tels qu’il le déclare, comment Reynier aurait-il osé prendre sur lui de ne pas les exécuter ? Point n’aurait été besoin d’un interrogatoire pour décider si, oui ou non, ils devaient l’être. Ce qu’au dire même de Thiers, Bonaparte exigeait, c’était non des

  1. Ce document est trop long pour être reproduit ici. Il figure d’ailleurs dans la procédure imprimée et ne dit rien de plus que ce qui est dit dans les lettres de Moreau à sa femme dont on va lire des extraits. La réponse de Reynier y figure aussi.