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offusque l’autre. D’un côté, une misère navrante, un état presque voisin de l’état de nature, un dédain ou une insouciance complète de tout ce qui concourt au bien-être et à la dignité du travailleur civilisé. Et cependant, un incontestable effort laborieux ou industrieux. Mais, en revanche, un attachement à la routine qui semble incurable. Une certaine préoccupation de plaisirs plus raffinés ou plus intelligens. Et, malgré cela, une tendance à s’immobiliser dans les simples joies brutales d’autrefois.

De ces contradictions mêmes, il ressort néanmoins que ce peuple est loin d’être inerte, comme nous le croyons trop aisément. Il est clair qu’il bouge. Que veut-il, que cherche-t-il en définitive ? Ses guides eux-mêmes, dont les formules sont si précises, seraient bien embarrassés pour le dire. Ce sont eux, les intellectuels, qui ont fait la révolution. Le peuple, lui, n’y a compris qu’une chose, c’est qu’on le délivrait d’une tyrannie également odieuse pour tous. Il n’est pas même sûr qu’il souhaite plus d’honnêteté dans les affaires publiques. Appétits de vengeances, petites ambitions à assouvir, impatience et humiliation de la tutelle ou de la concurrence étrangère, et, si l’on veut, tout à fait à l’arrière-plan, vague désir d’imiter le Japon, — à cela se réduit, pour l’instant, l’effervescence de la masse orientale. Il se peut que la cohésion artificielle de l’Empire n’en soit pas plus gravement compromise. Il se peut enfin (et nous le souhaitons !) que, dans un avenir prochain, une patrie ottomane, voire une patrie égyptienne, parvienne à s’organiser au milieu de tous ces bouleversemens. Mais une patrie se fonde toujours contre quelqu’un : malgré le bénéfice probable qu’en retirerait la civilisation générale, voilà ce que nous, Européens, nous ne devons pas oublier.


LOUIS BERTRAND.