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d’un air que je ne saurais décrire, qu’il l’était, qu’il ne m’aimait plus comme autrefois, qu’il m’aimait beaucoup, bien tendrement, peut-être mieux. Je sentis un élancement sourd parcourir mes veines, et puis mon sang sembla s’arrêter. Mon étonnement fut si grand que je ne pus croire mes oreilles ; je lui fis répéter. Je ne sais plus tout ce que nous nous dîmes. J’étais inondée de larmes. Il était profondément agité. Enfin, la même inspiration que je ne puis expliquer, qui m’avait fait commencer cet éclaircissement, me fit continuer, et à travers les pleurs et mille autres paroles, je lui demandai s’il me regardait comme libre ? « Oui, » dit-il sans hésiter. Je demandai s’il ne regardait pas sa destinée comme liée à la mienne. A force de questions, je découvris qu’il y avait longtemps, longtemps, qu’il y avait renoncé et n’y pensait plus. Il est impossible d’exprimer le désespoir qui s’empara de moi. Je me recueillis pourtant et lui dis que jamais je n’avais su cela. Il me dit que je l’étonnais beaucoup, qu’il était loin de s’en douter, qu’il m’avait déjà dit une chose qu’il me répéterait encore, c’est que le trait qui était entré dans son cœur il y a cinq ans[1], n’en était jamais sorti, s’y était pourri, avait tout détruit. Je lui dis qu’il valait mieux que je susse la vérité dont certes je ne me doutais pas, que je m’étais toujours crue liée à lui, que j’avais été bien aise. Je lui demandai trois fois s’il ne le voulait pas ; il me dit que non, qu’il lui serait impossible de me rendre heureuse, que ma susceptibilité était effrayante, que c’était peut-être beau, mais qu’il en avait peur. Je lui dis avec une sorte de calme que j’arrangerais ma destinée désormais différemment, que j’avais été dévouée à lui pendant huit ans, qu’il avait été le but de toutes mes actions, qu’il était bien difficile de changer, mais qu’il le fallait. Il jeta sa tête sur mes genoux, joignit ses mains, éclata en pleurs, me supplia de ne point le séparer de cette destinée. Je lui répétai : « Mais vous n’en voulez pas ; en voulez-vous ? — Non, je ne le puis. » Quel étrange égoïsme ! J’avoue que mon âme était abreuvée d’amertume. Un peu avant ou je ne sais quand, il avait eu un seul moment de retour et dit qu’il était si esclave de son travail que peut-être s’il avait pu me voir davantage.... Mais cet éclair disparut et la même âpreté continua. Trois choses surtout étaient claires d’après ses discours : c’est qu’il ne pensait nullement à nos

  1. Sa jalousie de Cousin.