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voit rien venir non plus qui soit décisif et qui lui garantisse l’avenir.

C’est l’époque où la satisfaction d’avoir terminé à trente ans une œuvre capitale gonfle son cœur d’orgueil, tandis que la modicité de sa fortune le désespère. La disproportion qui existe entre sa situation dans le monde et son génie le remplit d’amertume. La manie des grandeurs le guette en même temps que la manie de la persécution. Lui-même confesse le changement de ses sentimens et de sa manière d’être. Il affecte la morgue des Espagnols ; il se vante de ne saluer personne le premier, sauf le duc ; il n’accepte d’invitation que dans les maisons où il est sûr qu’on lui réservera la première place ; il consulte des astrologues qui lui prédisent les plus hautes destinées ; il se considère dès lors comme un grand homme et entend être traité comme tel. Pauvre grand homme, malheureusement incapable de se gouverner lui-même ! Les instances de la duchesse d’Urbin n’ont pu le décider à prendre un parti. Il flotte toujours entre la maison d’Este et les Médicis, et perd les bonnes grâces des uns sans acquérir celles des autres. Ses absences trahissent ses incertitudes aux yeux du duc de Ferrare. Lorsqu’il se rend à Rome sous prétexte de montrer son poème à des critiques autorisés, il ne réussit pas à dissimuler les visites intéressées qu’il fait au cardinal Ferdinand de Médicis. Tout ce manège donne à sa conduite quelque chose de louche et d’équivoque qui ne peut que l’amoindrir. Il s’aliène décidément le protecteur dont il a besoin. La dédicace magnifique adressée à la maison d’Este ne disparaîtra-t-elle pas dans un de ces voyages, ou ne sera-t-elle pas dénaturée à la fin par quelque trait empoisonné ? Les secrets et les scandales de la cour de Ferrare, que le Tasse a percés à jour depuis longtemps, dont il a été quelquefois le confident et le complice, ne vont ils pas être révélés par lui à des ennemis dans un moment de mauvaise humeur ?

Le prince conservera encore les apparences de la bonne volonté, mais déjà l’ancienne confiance est détruite et ne reviendra plus. On a pénétré en l’absence du poète dans son appartement, on a ouvert une cassette dans laquelle il enferme sa correspondance et on y a trouvé la preuve de ses négociations avec les Médicis. Il ne s’agit plus de soupçons comme auparavant, il s’agit d’une certitude. Comment oublierait-on une telle duplicité ? L’éclat qu’il fait à ce sujet, au lieu d’arranger les choses,