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poursuivie. Non pas qu’il en soit incapable ou qu’il manque, quand il le faut, de sens pratique. Par exemple, après la révocation de l’Édit de Nantes, il est appelé à collaborer à cette œuvre absurde et odieuse qui consistait à instruire de pauvres gens qu’on avait forcés à se convertir avant qu’ils ne fussent instruits ! Il est donc envoyé dans l’Aunis et la Saintonge, comme missionnaire. Là, quand il est un peu échauffé sur sa besogne, il trouve, tout comme un autre, des moyens de pression : diligent ouvrier d’une mauvaise besogne ! Mais c’est contre son gré qu’il se donne à cette besogne, et à toutes les besognes. Il commence par pleurer avec les infortunés protestans ; il leur épargne tant qu’il peut les pratiques qui les scandalisent ou les choquent ; il leur parle surtout des sujets sur lesquels tous les chrétiens s’entendent, réformés ou catholiques : il les entretient de Dieu et de Jésus-Christ, et il omet dans ses sermons l’Ave Maria de l’exorde, au risque d’être dénoncé et rappelé. D’ailleurs il ne demande que cela : être rappelé ! L’action est une peine pour lui. Et voilà ce qu’aucune influence ne pourra jamais corriger en lui.

Car sa vie, ce n’est pas d’agir, c’est de vivre. Ce n’est pas une volonté que Fénelon, c’est une nature. Tout jaillit chez lui de source, par une fécondité merveilleuse. Il ne se replie pas sur lui-même ; il n’en a pas besoin. Il n’a aucun effort à faire pour que son fond remonte à la lumière et s’épanche. Et c’est un fond inépuisable, toujours pur, d’une profondeur d’abîme. Alors, à quoi bon se discipliner et se tendre ? Il le fera, certes, parce que ses maîtres le lui ordonnent, et que son bon sens lui en montre la nécessité : règle, effort, discipline, dans la mesure où il peut s’y plier, il s’y pliera. Mais vienne quelqu’un qui le délie des sages influences ; vienne quelqu’un qui lui fasse mépriser les démarches du bon sens, — et nous allons voir Fénelon s’abandonner éperdument. J’entends bien, s’abandonner en Dieu et se perdre en plein ciel. Mais c’est toujours se perdre et s’abandonner.


IV

Il y avait alors à Versailles et à Paris un groupe fermé, isolé, puissant. Trois sœurs, les filles de Colbert, avaient épousé trois ducs : le duc de Mortemart, le duc de Chevreuse, et le duc de