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son départ. Il n’est plus logé au palais ducal, il ne figure plus parmi les courtisans. Relégué chez un simple courrier de la Cour, il est tenu en dehors du cercle brillant qui entourait le prince et les princesses. De son ancien maître il ne reçoit d’autres marques d’intérêt que des médicamens, des purgatifs, des calmans, de l’ellébore. Encore s’il pouvait obtenir qu’on lui rendît ses manuscrits ! Ce droit même, le droit imprescriptible de disposer librement de son œuvre, lui est refusé, tant on a peur qu’il n’en fasse disparaître les louanges qu’il accordait autrefois à la maison d’Este. Solerti a beau faire, il ne réussit pas à disculper le duc de Ferrare d’un si grand abus de pouvoir. Il n’était pas d’une âme noble de ne point comprendre et de ne pas satisfaire les besoins du génie, il y avait par-dessus le marché quelque bassesse à confisquer le plus beau poème du siècle au profit de la gloire d’une seule famille, sans permettre à celui qui l’avait conçu et écrit d’en disposer lui-même. On ne lui donnait pas de quoi vivre et en même temps on l’empêchait de gagner sa vie en publiant ses œuvres. La détresse du Tasse à cette date était telle qu’il fut obligé de vendre pour vingt écus un rubis que lui avait donné la duchesse d’Urbin et qui en valait au moins le double.

L’ambassadeur du grand-duc de Toscane à Venise, Maffeo Venier, que le Tasse alla voir en quittant une seconde fois Ferrare, indique bien l’état d’esprit dans lequel se trouvait alors l’infortuné. On ne pouvait pas dire qu’il fût absolument sain d’esprit, quoique ses facultés poétiques fussent demeurées intactes, quoiqu’il écrivît aussi bien que jamais en prose comme en vers et qu’il discutât avec une subtilité merveilleuse. Seulement, il paraissait triste, sujet à des accès d’humeur noire. Il persistait à vouloir entrer au service des Médicis, si on lui assurait de quoi vivre modestement, à condition toutefois qu’il pût reconquérir son poème que retenait le duc de Ferrare et dont il prétendait ne posséder aucun manuscrit. Dans des momens d’exaltation, s’il n’obtenait pas satisfaction sur ce point, il se faisait fort d’écrire en trois ans un ouvrage supérieur à la Jérusalem délivrée, pourvu que par une honnête pension on lui garantît la vie matérielle. Toujours, hélas ! la même misère, la même obligation de mendier son pain ! Ce besoin d’argent revient à chaque instant comme un refrain dans sa volumineuse correspondance. Pas plus les Médicis que le duc de Ferrare n’ont pitié du pauvre grand