Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme. Ils le payent de bonnes paroles sans répondre directement aux avances qu’il leur fait. Eux-mêmes sont aussi dangereux pour lui que la maison d’Este, car ils possèdent un manuscrit de la Jérusalem délivrée. C’est même cette œuvre imparfaite qui sera la première imprimée à Venise, sans que le poète ait pu la revoir et la corriger, sans qu’il en ait non plus tiré le moindre profit.

Pour nous faire une idée de la tristesse et des angoisses du Tasse, laissons-le parler lui-même dans une lettre profondément pathétique adressée au duc d’Urbin : « C’est assurément une chose misérable, écrit-il en 1578, à l’âge de trente-quatre ans, d’être privé de patrie, dépouillé de toute fortune, d’errer à travers le monde au milieu des incommodités et des périls, trahi par ses amis, raillé par ses serviteurs, abandonné de ses patrons, d’avoir en même temps le corps malade et l’esprit bouleversé par le douloureux souvenir des choses passées, par le souci qu’apportent le présent et la crainte de l’avenir. » Nul refuge pour cette âme troublée, pas un coin du monde où il pût reposer en paix sa tête et continuer ce travail littéraire auquel il se sentait aussi propre que jamais, et qui allait devenir avec le temps sa seule consolation, sa seule ressource. Dans cette détresse, il crut un jour trouver un asile à la cour de Savoie. Mais il ne faut pas oublier qu’il avait passé sa jeunesse dans le milieu le plus élégant et le plus raffiné de l’Italie. La simplicité des mœurs savoyardes l’effraya. Il revit par la pensée les fêtes brillantes auxquelles il avait pris part à la cour de Ferrare et, pour son malheur, son mauvais génie le ramena encore une fois à son point de départ.

Qu’arriva-t-il alors ? Solerti, toujours indulgent pour le duc de Ferrare, ne lui reconnaît aucun tort. Le prince en train de se remarier, tout occupé des fêtes de son mariage, pouvait-il faire attention aux lamentations du Tasse ? Assurément il l’aurait pu et il l’aurait dû. La fortune ramène à sa cour le plus grand poète du temps, celui dont l’œuvre immortelle immortalisera la maison d’Este, sans lequel elle tiendrait à peine une place dans l’histoire de l’Italie, et il refuse de le recevoir ; non content de lui fermer sa porte, il ne le fait inviter à aucune des représentations théâtrales, à aucun des tournois et des banquets par lesquels il célèbre la venue de sa fiancée. Comment s’étonner que l’esprit déjà troublé du Tasse ait ressenti profondément cette