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La pensée de Montaigne ici est assez claire. Puisque tout en nous et autour de nous nous sollicite à la recherche de la volupté, et puisque, en voulant la fuir, nous la poursuivons et l’atteignons encore, abandonnons-nous donc sans contrainte au vœu de la nature, ῆν ζόμολογουμένως τῇ φύσει (ên zomologoumenôs tê phusei). Et ne craignons pas d’aboutir ainsi à une conception de la vie trop vulgaire. Car il y a une hiérarchie des plaisirs ; et s’il en est de bas, — ceux-là, on ne voit pas que Montaigne les ait jamais résolument proscrits, — il en est aussi de nobles, et ces derniers, plaisirs de l’esprit, de l’amitié, de la vertu, nous ménagent des jouissances plus vives et plus pures que les autres. Recherchons donc la volupté sans scrupules : elle est bonne, elle est saine, elle est sainte. Fuyons-en simplement les excès, non par devoir, mais par prudence, car l’excès du plaisir engendre inévitablement la douleur, et, si nous voulons être heureux, il nous faut fuir la douleur. Et telle est la morale qui déjà s’esquisse dans les derniers chapitres que Montaigne ait composés pour l’édition de 1580, qui s’affirme plus énergiquement encore dans l’édition de 1588, et qui, dans l’édition posthume de 1595, fait mine de tout envahir, et de recouvrir même les velléités de l’ancien stoïcisme.

On aurait beau jeu, si on le voulait, à discuter et à critiquer cette morale. Son plus grave défaut est de n’avoir d’une morale que le nom ; elle ne résout pas les questions, elle les élude ; elle ne définit pas le devoir, elle le supprime. Elle repose sur une équivoque, pour ne pas dire sur un jeu de mots. S’il est vrai que la pratique de la vertu ne va pas sans un certain plaisir, ce plaisir est d’un ordre si spécial et d’une qualité si rare, que c’est se moquer, et profaner même le nom de la vertu que de l’assimiler à la « volupté. » Il ne faut pas donner à entendre que l’on confond saint Vincent de Paul et Casanova. Il n’est pas vrai, comme le voudrait Montaigne, que la vertu soit chose aisée, toute naturelle et souriante : elle est toujours le prix d’un effort, et l’effort est toujours chose douloureuse. La notion d’effort est complètement absente de la morale de Montaigne. Or, il n’y a pas de morale sans effort, comme il n’y a pas de moralité sans ascétisme. Voilà ce que Montaigne n’a jamais pu