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marqué de la croix. Il plaît au diable en disputant de théologie avec lui. Et il ne vit que dans les affres du Jugement. La première damnation de ce mécréant est de croire. Son heure finale, scandée par le chant froid de l’horloge jusqu’au moment où les démons lacéreront ses chairs, tritureront ses os, éparpilleront sa cervelle aux murs de sa chambre, est un combat d’une horreur sans égale : « Mon Dieu, je voudrais pleurer ! mais le démon fait rentrer mes larmes. O mon sang, jaillis au lieu de larmes ! oui, ma vie et mon âme !… Oh ! il arrête ma langue… Je voudrais lever les mains ! mais voyez : ils les retiennent, ils les retiennent ! » Si tragique contrition n’était-elle pas digne du pardon ? Mais l’œuvre d’une époque de foi se doit à sa moralité : « Coupée est la branche qui aurait pu grandir et prospérer. Brûlé est le rameau de laurier d’Apollon, qui poussa quelque temps dans cet homme de science. Regardez son infernale chute, et puisse sa destinée diabolique exhorter le sage à n’avoir que de l’étonnement pour les choses défendues, dont la profondeur entraîne les esprits hardis à aller plus loin que ne le permet le pouvoir céleste <[1]. »

Gœthe a grandi ce personnage de toute la libre pensée. Son Faust est au-dessus des controverses ecclésiastiques. La religion n’émeut que sa sensibilité, et surtout par le souvenir : quant à l’enfer, il n’en a cure : « Tel que je suis, ne suis-je pas esclave ? Que m’importe de qui ? Toi ou tout autre ! Pour ce qui est de LA-BAS, je ne m’en inquiète guère. »

Il n’a pas mauvais cœur. Les pauvres gens l’honorent, pour les soins charitables qu’il leur a donnés, comme avait fait son père. Mais il a erré sur le sens de la vie. « Trop vieux pour né songer qu’à s’amuser, trop jeune pour être sans désirs, » il arrive à ce degré de science où l’homme s’aperçoit « qu’après avoir accumulé sur lui tous les trésors de l’esprit humain, nulle force nouvelle ne jaillit de son sein ; il n’est pas d’un cheveu plus grand ; il n’est pas plus près de l’infini. » Son orgueil l’a retranché de la communion naturelle. Dédaigneux de ces vœux dont notre existence autorise la modeste réalisation, il n’a pas connu une minute de détente ni de contentement. Il sent qu’il n’est plus un homme : il ne sait, il n’ose plus être simplement un homme devant la nature. L’ennui le ronge, avec le dégoût et

  1. Couplet final du Chœur. (Faust de Marlowe : traduction Félix Rabbe. )