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bulgares. On décida qu’un meeting de protestation aurait lieu le lendemain.

Ce jour-là, dès une heure de l’après-midi, les cloches commencèrent à sonner le glas. A cinq heures, la Place de la Constitution était envahie par les habitans de la ville et les paysans des environs. Pas un cri dans toute cette foule. Une consternation muette. Mais si les lèvres se taisaient, les yeux parlaient. La flamme sombre des regards révélait la fureur et l’indignation qui brûlaient les cœurs… Le branle des cloches s’arrêta, le portail de la cathédrale s’ouvrit à deux battans, et l’archevêque entouré de son clergé s’avança sur le parvis. Les cierges, les bannières et les croix se rangèrent en cercle autour du drapeau national cravaté de noir. On commença par des prières qui furent écoutées nu-tête, puis le prélat prononça l’oraison funèbre des victimes. Ensuite, un laïque lui succéda. L’archevêque était toujours là avec son clergé. Par le portail ouvert de la métropole, on distinguait les dorures de l’inconostase qui luisait vaguement dans la pénombre du sanctuaire. C’était d’une simplicité émouvante et grandiose. L’orateur parlait, et chacune de ses phrases empruntait une solennité étrange de ce cadre et de ce décor religieux. La scène était à la fois populaire et sacrée. Tous les symboles qui pouvaient agir sur des âmes helléniques ajoutaient leur persuasion aux paroles de l’invective : la Croix et le Drapeau, le Royaume et l’Eglise semblaient adjurer l’assemblée et requérir sa vengeance… Puis, les glas reprirent, la foule s’écoula, toujours silencieuse et recueillie, tandis que de jeunes séminaristes couraient au télégraphe pour transmettre à la presse le compte rendu de la cérémonie.

Plus tard, des amis à qui je racontais cette manifestation, me répondirent : « Oui ! voilà tout ce qu’ils savent faire ! Ils se précipitent au télégraphe, au lieu de voler au secours de ceux qu’on assassine ! » — Mais d’abord, les représailles étaient impossibles aux malheureux Hellènes. Quand on n’est pas le plus fort, il faut bien ronger son frein sans rien dire. Et, — pour en revenir à une comparaison, qui me paraît juste, entre l’Hellène et le Juif, — il est certain que leur patriotisme tout intérieur est une force peut-être plus redoutable, en tout cas aussi efficace, à la longue, que notre patriotisme plus démonstratif. Les uns et les autres se fient davantage à la ruse et à l’obstination patiente qu’à la violence et aux explosions tumultueuses du sentiment national.