Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui n’est pas mince, d’abord, de saisir l’occasion aux cheveux, ensuite, se souciant peu d’amuser la multitude, de chercher à hâter, avant tout, une nouvelle conquête de la science ?

Passons.

Le soleil bien et dûment levé, conformément au règlement, — il était exactement 4h, 35, — notre aviateur fait ses adieux, jette ses béquilles, (il s’est assez gravement blessé dans une de ses envolées précédentes), et le voilà franchissant la dune, « sans aucune émotion, sans aucune impression réelle, » a-t-il dit. L’état de l’atmosphère lui est si favorable qu’il n’a nul besoin d’agir sur le gouvernail ou le dispositif du gauchissement. Il lui semble ne pas aller vite. Cela tient, dit-il, à l’uniformité de la mer : tandis qu’au-dessus de la terre, les maisons, les bois, les routes apparaissent et disparaissent comme un rêve, au-dessus de l’eau, la vague, la même vague, semble-t-il, se présente toujours à la vue. Mais, une fois le contre-torpilleur Escopette, chargé de le convoyer, perdu de vue, — que pouvait ce pauvre destroyer, marchant à 25 milles à l’heure, soit 12 mètres à la seconde environ, et qui, à chaque minute, perdait 300 mètres, rappelant un chien qui poursuit un canard sauvage ? — notre aventureux aviateur se sent seul, isolé, noyé dans l’éther. « J’avais mangé mon pain blanc dans la première moitié de la traversée, a-t-il raconté. Ne voulant pas retarder ma marche, j’avais fait mon deuil de l’Escopette. Tant pis. Advienne que pourra ! Pendant une dizaine de minutes, je suis resté seul, isolé, perdu au-dessus de la mer immense, ne voyant aucun point à l’horizon, n’apercevant aucun bateau. Ce calme, troublé seulement par le ronflement du moteur, fut un charme dangereux dont je me rendis fort bien compte. Aussi j’avais les yeux fixés sur le distributeur d’huile et sur le niveau de consommation d’essence. » — Il n’a que trop raison : une panne, c’est la défaite et la mort à peu près inévitable, au milieu de ce bras de mer qui, à ce moment, par une malchance extraordinaire, est désert, et ce n’est pas à la légère qu’à son retour, Anzani, le félicitant, termina par ces paroles : « Je vous remercie d’avoir confié votre existence à mon moteur. » — « Ces dix minutes me parurent longues, avoue Blériot, et vraiment, je fus heureux d’apercevoir vers l’est une ligne grise qui se détachait de la mer et qui grossissait à vue d’œil. Nul doute, c’était la côte anglaise. J’étais presque sauvé. Je me dirige vers cette montagne blanche. Mais le vent et la