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plus méritans par leur travail parmi ceux dont la situation de famille est intéressante ; et je fais demander le premier de la liste, l’ouvrier perceur Décugis (Marius-Auguste-Baptistin), quarante-trois ans, marié, père de six enfans et qui, en outre, a son père infirme à sa charge.

Le voici : bonne figure, — pris à part, ils ont presque tous une bonne figure ; c’est quand ils sont ensemble et dans les mains de leurs meneurs que leurs physionomies changent, — bonne figure, donc, un peu usée ; démarche lourde, timide plutôt ; le regard inquiet...

Je le fais asseoir sur mon deuxième escabeau de bois : « Monsieur, dis-je, vos chefs vous désignent comme digne de tout intérêt, et je voudrais vous témoigner l’estime que j’ai pour les bons travailleurs tels que vous. »

Décugis ébauche un remerciement en tournant son chapeau entre les doigts, les coudes aux genoux, le des courbé. Il est visiblement mal à son aise et se fût bien passé d’une interview qui lui vaudra peut-être des désagrémens avec les camarades. En tout cas, il se méfie ; j’ai peut-être les plus noirs desseins, malgré mon exorde flatteur, et il faut se tenir sur la défensive.

Après quelques questions sur ses charges de famille et sur l’état de santé des siens (il demeure heureusement sur la pente du Faron, au bon air), je me hasarde à le pousser sur les conditions actuelles du travail. Mais ici, ce n’est plus de la défensive, c’est la retraite, la dérobade. Impossible de tirer de ce pauvre homme, qui craint de se compromettre, une opinion un peu ferme, hors sur l’augmentation de la solde : « Ça ferait bien besoin, » dit-il. Je le crois ! six enfans, le père infirme !...

Mais cette augmentation, si légitimement désirée, ne viendrait-elle pas plus vite, si l’on diminuait le nombre des ouvriers, par extinction, bien entendu, et en arrêtant les embauchages ?... Hum ! Question épineuse, ultra épineuse... Je n’obtiens plus que des hochemens de tête, et je me résous à mettre fin au supplice du pauvre Décugis, tout en lui promettant que j’irai le voir chez lui un de ces dimanches, car je ne me décourage pas si aisément...

— Cette question des embauchages, me dit à son tour Vaissière, que je rencontre un moment après, est une de celles où le Syndicat se montre le plus intransigeant. Naturellement, il ne demande qu’à voir grandir sa clientèle. D’ailleurs, sur les 2 500 ou 3 000 candidats...