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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/867

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trente mille hommes. Ce n’est pas fini. Dans le monde entier, nos élèves ne demandent qu’à devenir des maîtres. Ces noirs ou ces jaunes que nous méprisons, ou que nous plaignons, ces gens qui ne connaissent ni nos scrupules, ni nos lassitudes, ni nos névroses, dont les âmes nous sont fermées, dont les pensées sont à mille lieues des nôtres, ces apprentis de la guerre moderne se chargeront de nous enseigner un peu de psychologie : à savoir qu’il y aura toujours des barbares, comme il y aura toujours des pauvres, et que les barbares seront toujours le plus grand nombre. Il faut que nous-mêmes, tout en restant des intellectuels, nous redevenions capables d’agir comme des barbares, si nous ne voulons pas être mangés par les barbares.

Vainement protesterons-nous de nos intentions fraternelles : le branle est donné aux peuples esclaves. Notre prestige est compromis à leurs yeux. Ils savent trop notre lâche désir d’éviter les coups. Ils s’enhardiront, ils s’enhardissent dès aujourd’hui. Les vieilles races, les vieilles nationalités orientales recommencent à s’agiter. La célèbre question d’Orient s’est rouverte avec une gravité qu’elle n’a jamais eue. Car enfin, personne, dans l’ancien empire du Sultan, n’est content de son sort, ni les Serbes, ni les Bulgares, ni les Grecs, ni les Arméniens, ni les Syriens, ni les Arabes, ni les Egyptiens, — ni les Turcs eux-mêmes. Sous la menace de l’Europe, l’état actuel, avec tous ses dangers, peut durer encore, mais non pas s’éterniser. Ce danger est permanent. Le jour où deux grandes nations européennes seraient aux prises, on devine ce qui arriverait immédiatement dans les pays balkaniques et dans tout le Levant. Il suffit que nous ne soyons plus en mesure de séparer ou d’intimider les adversaires. Et puis, en définitive, tous les espoirs sont permis à une Turquie régénérée, soulevée par le zèle patriotique et par la foi religieuse. Si nous ne revoyons pas précisément des Croisades, je crains bien que l’avenir ne nous réserve encore de beaux égorgemens internationaux.


LOUIS BERTRAND.