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prenant la liberté au pied de la lettre, se soulève. Turgot appuie ses raisonnemens de la force. Il prêche très militairement ce pauvre peuple, son bien-aimé ; il emprisonne, il fait pendre. Il se méprend, par exemple, sur les vrais coupables. N’importe ; ce qui est pendu est bien pendu ; le calme est rétabli en France. » Le Roi, poursuit l’auteur, abusé par « ce faux prophète, » et dont « ce prétendu grand homme annihile toutes les volontés, » le Roi, livré aux mains de son ministre, n’est plus « qu’une sorte de mannequin. » Ses ancêtres jadis régnaient sur un seul peuple ; grâce à Turgot, qui a « décomposé l’État, » Louis XVI en tient deux sous son sceptre : l’un, — les privilégiés, — qu’il est « devenu juste de fatiguer » et de dépouiller à merci ; l’autre, — les roturiers, — que l’on s’applique « à caresser, à rendre libre et insolent. » Quel sera, dans ces conditions, le prochain avenir de la France, l’auteur n’hésite pas à le dire : Turgot, si on lui en laisse le loisir, « renversera la monarchie, » et il « restera seul debout au milieu des ruines. »


III

Parmi de tels assauts, dans cette marée montante d’injures, Turgot conservait son sang-froid et poursuivait sa tâche avec une constance héroïque. « La tranquillité d’âme et, je puis dire, la gaîté sont toujours dominantes chez lui, témoigne un homme qui vit dans son intimité. En butte à toute la Cour, haï des financiers qui veulent sa chute, contredit par les parlementaires, étourdi des cris que l’on fait pousser à cette populace de Paris pour laquelle il combat, abandonné par les ministres, jalousé par ses confrères médiocres, aidé seulement dans ses vues par M. de Malesherbes, dont les bourrades d’impatience pour quitter le ministère le découragent plus que tous les autres embarras, c’est dans ces conditions qu’il a l’âme calme et qu’il suit avec persévérance ses plans, sans jamais rien sacrifier à des considérations qui ne soient pas fondées sur le bien de l’Etat[1]. » S’il est un reproche à lui faire, c’est bien plutôt sur son indifférence, sur son silence de parti pris, où perce du dédain pour ses

  1. Journal de l’abbé de Véri, passim.