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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/64

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ainsi qu’il le rapporte, une copie faite de la main de Turgot. Il la reproduit tout entière dans le précieux Journal auquel j’ai déjà fait tant d’emprunts[1]. Le texte, dans l’ensemble, est conforme au souvenir qu’en avait gardé Soulavie. Tous les voiles y sont déchirés avec une singulière audace. C’est l’accent d’un loyal sujet qui, à la veille d’être chassé du service de son maître, cherche à soulager sa conscience en lui tenant, une dernière fois, le langage de la vérité.

Pour arriver au Roi, Turgot, à cette époque, n’avait guère d’autres voies que la correspondance. Louis XVI en usait avec lui comme il avait accoutumé de faire envers les gens dont il se détachait. Il ne lui parlait plus, lui répondait à peine, fuyait tout tête-à-tête, évitait toute explication, « le renvoyait à M. de Maurepas chaque fois qu’il présentait quelque projet ayant rapport à ses dernières opérations[2]. » Force était donc au contrôleur d’écrire ce qu’il désirait faire savoir. Il confiait ces messages à son ami, le comte d’Angivilliers, suivant une convention acceptée par Louis XVI. Cet étrange et blessant mutisme du souverain est le sujet des plaintes qu’on lit au début de la lettre.

« 30 avril 1776. — Sire, je ne veux point dissimuler à Votre Majesté la plaie profonde qu’a faite à mon cœur le cruel silence qu’Elle a gardé avec moi, dimanche dernier, après ce que je lui avais marqué avec un si grand détail dans mes lettres précédentes sur ma position, sur la sienne, sur le danger que courent son autorité et la gloire de son règne, sur l’impossibilité où je me verrais de la servir, si Elle ne me donnait du secours. Votre Majesté n’a pas daigné me répondre… Il faut donc que Votre Majesté n’ait pas cru un mot de ce que je lui avais dit et écrit. Il faut donc qu’Elle m’ait cru un fourbe ou un imbécile… »

  1. Si un témoignage de plus était utile pour démontrer l’authenticité de cette lettre, il suffirait d’invoquer une note récemment retrouvée dans les archives du château de Lautheuil et inscrite par Malesherbes sur la chemise d’un dossier vide. Cette chemise, rapporte Malesherbes, renfermait les minutes de quatre lettres de Turgot adressées à Louis XVI à la veille de sa retraite. L’analyse succincte qu’il en donne est exactement conforme à la lettre conservée par l’abbé de Véri. Malesherbes, en terminant, exprimait le vœu que ces lettres fussent détruites, par une discrète réserve à l’égard des personnes qui y sont désignées et par respect pour la mémoire du Roi. Ce souhait fut exaucé, et les lettres seraient perdues si l’abbé de Véri n’eût préservé l’une d’elles, et sans doute la plus importante.
  2. Journal de Hardy, 14 avril 1776.