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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/780

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belle fille endormie, que la montagne semble mettre à ses pieds comme un très noble et très riche présent[1]. Sera-t-elle sa femme ou son esclave ? Il décide qu’elle sera sa femme ; mais il se dit qu’une fois chrétienne et civilisée, elle rougirait au souvenir de sa nudité, et, avant de l’emporter, il l’enveloppe de sa pelisse d’ours… « Comme il poursuivait sa route, il sentit qu’on soulevait son chapeau aux larges bords. La jeune fille, réveillée et tranquillement assise dans ses bras, voulait voir qui l’emportait. Il allongea le pas et ne dit rien. Elle dut remarquer que le soleil lui brûlait le front ; car elle tint le chapeau comme un écran ; main elle ne le lui reposa point sur la tête et, muette, elle continua de contempler son visage… » Je goûte infiniment cette fantaisie qui, à travers les aventures les plus chimériques, garde toujours les mouvemens vrais et la simplicité gracieuse de la nature. Ses personnages ne se guindent pas dans la fixité hiératique où, par une imitation assez niaise de la gaucherie des Primitifs, tant d’écrivains de ce genre immobilisent les leurs, persuadés que c’est ainsi qu’on fait du naïf et du vieux. Ils ont la souplesse et la variété, les alternatives de brusquerie et de douceur des êtres réels. Elle ne renchérit pas sur le sombre éclat des scènes barbares : elle les affronte sans faiblesse ; je retrouve même en sa peinture des passions la rudesse paysanne et impulsive des âmes Scandinaves. Mais je retrouve surtout et partout le détail de terroir, si savoureux et si topique. Un jeune roi chevauche le long des prés salés par un jour brumeux d’automne. Jamais sa jeunesse et sa royauté ne lui ont paru plus mornes et plus grises que sous cette grise humidité qui le transit jusqu’à l’âme. À ce moment, il s’engage dans une grande prairie. « Si c’eût été la saison printanière, il y aurait vu paître des troupeaux de vaches et de moutons ; mais aujourd’hui la prairie était déserte et boueuse… » Sous l’habit de ce roi suédois, reconnaissez le paysan. De beaux troupeaux paissant une belle prairie : voilà qui dissipe les humeurs noires et qui réconforte le cœur des jeunes hommes !

Mais Selma Lagerlöf sait que le lecteur n’aime et ne retient que ce qu’il achève lui-même de créer. Les descriptions implacablement exactes ressemblent aux jouets d’un mécanisme parfait dont les pauvres riches tuent l’imagination de leurs enfans. Elle

  1. La Saga de Réor (Liens invisibles).