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caserne. Ce pauvre général Le Roy de Dais, qui a été tué tout près de chez nous le vendredi 26 mai, avait passé le matin pour me voir… Le combat a été très acharné dans la rue Turbigo près des Halles. Comme nous avons été pris entre trois barricades, armées de canons, dont l’une était contiguë à notre grand’porte, nous sommes restés bloqués trois jours, du mardi 23 au jeudi 25 mai. Du haut de notre terrasse, on voyait les incendies. Au reste, le récit des journaux sur ce qui s’est passé aux Archives est assez exact.

Mon ami Joseph Bertrand a eu à Paris sa maison, ses papiers et ses livres brûlés de fond en comble ; il est inconsolable de la perte d’un travail sur les mathématiques[1]. Il s’en est fallu de bien peu que l’Institut ne brûlât complètement : il a été délivré à temps par les marins. Ceux-ci installèrent, à nos petites fenêtres que tu connais, des pièces d’artillerie avec lesquelles ils tirèrent sur les barricades du Pont-Neuf et du quai de la Monnaie. Nos concierges de l’Institut ont fait preuve d’un grand courage et c’est à eux surtout qu’on doit la préservation du palais… Le fameux peintre Courbet, nommé par la Commune directeur de l’École des Beaux-Arts, n’y est pas venu ; mon confrère, le statuaire Guillaume, est resté en fonctions tout le temps.

M. Thiers a fait beaucoup pour reconstituer l’armée et a déployé une admirable activité, surmontant de grands obstacles ; mais je crains qu’il ne se laisse circonvenir par des gens très arriérés. Au point de vue politique, l’état-major de l’armée est aussi divisé que la nation ; chaque parti cherche à l’attirer à soi. Les légitimistes font la cour au général Ducrot ; les républicains à Chanzy et à Faidherbe ; Stoffel, qui croit la cause impériale perdue, incline vers le principe légitimiste, sans avoir d’ailleurs de sympathie pour le comte de Chambord. Cette division des partis conservateurs contribuera à maintenir la République ; mais que sera une République dans un pays si profondément divisé et sans esprit politique ? De plus, les socialistes s’efforceront, à la première occasion, de s’emparer du pouvoir et de réaliser leurs utopies.

Le clergé se remue beaucoup en faveur du comte de Cham-

  1. C’était un ouvrage en trois volumes sur l’Analyse mathématique. Les deux premiers volumes avaient paru ; le troisième, exposant la théorie des Équations différentielles, était complètement achevé en manuscrit et fut brûlé dans l’incendie allumé par la Commune. (Note communiquée par M. le doyen Appell.)