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l’esprit d’une époque dans les chefs-d’œuvre de ses grands romanciers que dans ceux de ses dramaturges, ou de ses lyriques.

En outre, si le roman est assujetti à des vraisemblances plus étroites que la poésie, en revanche son cadre est plus ample, ses règles moins fixes et plus souples, son domaine est plus étendu. Le roman est essentiellement un récit, mais ce conteur qu’on appelle le romancier peut interrompre par momens son histoire pour réfléchir, pour raisonner, voire pour disserter, pourvu qu’il use de ce droit avec discrétion, libertés qui sont presque refusées au poète, ou qui du moins ne lui sont accordées qu’avec des restrictions bien plus gênantes.

La poésie est née de l’enthousiasme, la prose est née de la réflexion ; la poésie chante, la prose parle ; et qu’est-ce que le roman ? C’est l’épopée qui cesse de chanter et qui se met à parler. Le roman moderne ne fut en effet à son origine qu’une transformation, une métamorphose de la chanson de geste. Et sous quelle influence s’opéra cette transformation ? Quand les trouvères eurent suffisamment chanté Charlemagne et ses pairs et les preux de la Table Ronde, quand ils eurent assez vanté les exploits miraculeux de cette épée de Roland qui brillait comme un soleil dans la nuit du passé, et les vagabondages de Lancelot, et les amours poétiques et criminelles de la reine Genièvre et de la pâle Iseult, le moment vint où l’enthousiasme pour ces antiques objets de l’adoration des poètes s’affaiblit et tarit dans les âmes. Les temps avaient changé, la face du monde s’était renouvelée ; c’en était fait de la féodalité, elle avait succombé sous les efforts réunis de la royauté et de la bourgeoisie ; elle avait été l’âme de la chanson de geste, l’inspiration chevaleresque ne pouvait lui survivre et désormais les doigts glacés et tremblans des trouvères ne tiraient plus de leur lyre que des sons étouffés.

Cependant la poésie n’abandonne pas facilement ni volontiers des héros qui ont été admirés et chantés pendant des siècles ; les traditions littéraires, comme les autres, sont une puissance, et on ne se dérobe pas aisément à leur empire. On continue donc de célébrer et Roland, et les quatre fils Aymon, et Lancelot, et Tristan ; mais ce ne sont plus eux. De ces héros légendaires d’une société évanouie, d’un âge qu’on ne comprend plus, il n’est resté que le nom. Ils deviennent des sujets conventionnels, des prétextes littéraires, des prête-noms.