Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faculté donnée à quelques-uns de souffrir des malheurs de tous, » Rod inclina au pessimisme, comme d’ailleurs toute la jeunesse pensive de ce temps-là. La transition, aussi, était facile et naturelle des préoccupations naturalistes à la pensée pessimiste. Le goût du malsain, qui était la faculté maîtresse des naturalistes, n’avait jamais atteint Édouard Rod ; mais la contemplation du malsain conduisait assez naturellement une âme généreuse et tendre à la pitié de la misère humaine. Rod ne s’attristait pas pour faire frémir le candide lecteur ; mais, candidement lui-même, il sentait cette tristesse, mâle du reste, qui est inséparable de la pitié. C’était le temps où M. Jules Lemaître disait : « C’est l’optimiste qui est sans entrailles, » et où Brunetière disait : « Toute religion qui n’est pas à base pessimiste est une religion qui n’est pas religieuse. » De là ces livres un peu noirs, la Course à la mort, le Sens de la vie, où l’humanité fait entendre son éternel gémissement, où l’angoisse règne, qui pourraient avoir pour épigraphe le mot merveilleux de Mme de Staël : « Vous n’avez donc jamais été jusqu’au fond de tout ; c’est-à-dire jusqu’à la peine ? » mais qui du reste ne laissent pas, comme aurait dit Sainte-Beuve, d’être traversés d’un rayon, et je veux dire d’avoir toujours une fenêtre ouverte du côté de l’espérance.

Le Sens de la vie fit la réputation d’Édouard Rod à Paris, et, très vite, l’Europe suivit. C’était mérité. Le Sens de la vie était le roman philosophique dont chaque génération a besoin. Vous avez parfaitement remarqué cela. Chaque génération a un ensemble, peu lié le plus souvent, mais enfin un ensemble d’idées générales, dont elle aime à s’entretenir, soit pour se consoler, soit pour se désoler, soit pour se passionner, soit simplement pour se distraire. Ces idées générales, il lui est impossible, pour ainsi parler, de ne pas désirer les voir d’une façon concrète. Il lui est impossible de ne pas désirer voir des personnages qui les vivent, qui les respirent, qui en jouissent et qui en souffrent et qui en deviennent pour elle les représentans, les figurans, les formes vives. Autrement dit, il est impossible à chaque génération de ne pas désirer voir ses idées générales avec des noms propres.

Le philosophe pense, le romancier-philosophe crée des personnages qui repensent la pensée du philosophe, et ce sont ces personnages que la génération attendait pour penser avec plus de clarté et pour en même temps penser et sentir. Et c’est ainsi