Nietzsche a pensé aussi et avec un transport de joie, que la vie est un instrument de la connaissance et qu’elle ne vaut qu’en tant qu’elle est cela. Il a dû lire avec un froncement de sourcils le dialogue entre l’épicurien et le savant (Apicius et Galilée). Nous sommes très bien faits pour jouir et très mal faits pour connaître. Les hommes ont de très bons yeux pour se conduire, pour admirer les belles formes, pour jouir des beautés de la nature ; ils en ont de très mauvais pour voir les taches du soleil et compter les étoiles de la voie lactée. « Si vous ne voulez que jouir des choses, rien ne vous manque pour en jouir ; mais tout vous manque pour les connaître. Les hommes n’ont besoin de rien (d’aucun secours] et les philosophes ont besoin de tout... » — « Il est vrai, répondit Nietzsche, se mêlant au dialogue ; mais c’est précisément pour cela que la haute vie est la vie intellectuelle. Le « philosophe, » le savant, l’homme qui cherche la connaissance est sans cesse forcé de se dépasser lui-même. Il ne se suffit pas. Il faut qu’il se crée des instrumens, soit des instrumens proprement dits, matériels, soit des méthodes, qui sont comme des facultés qu’il ajoute à ses facultés. De sorte que l’homme qui veut savoir est d’abord forcé de s’agrandir et s’agrandit en effet. Or cette volonté de plus grande puissance et les succès de cette volonté de plus grande puissance sont ce qu’il peut y avoir pour l’homme de plus savoureux et de plus exquis, de telle manière qu’en dernière analyse, c’est le savant qui est l’épicurien. Je doute peu, du reste, que Fontenelle, épicurien et savant, n’en fût persuadé. »
Je crois que Nietzsche a dû encore goûter le jeu de colin-maillard. Le jeu de colin-maillard, c’est la recherche de la connaissance. Au jeu de colin-maillard, celui qui a les yeux bandés doit, d’abord saisir quelqu’un des joueurs, ce qui déjà est difficile ; mais « cela ne compte pas, » s’il ne dit, de plus, qui est celui qu’il a pris. De même les soldats de la connaissance trouvent, de temps en temps, quelque vérité, peut-être même assez considérable, mais le malheur est qu’il ne savent pas s’ils l’ont trouvée et qu’ils ne peuvent pas le savoir. « Il n’est pas, quoique nous ayons les yeux bandés, que nous n’attrapions pas quelquefois la vérité ; mais nous ne pouvons lui soutenir que c’est elle que nous avons attrapée ; et dès ce moment-là elle nous échappe. » — « Même prise elle fuit ; même découverte elle se cache, se dit Nietzsche : c’est vrai ; c’est du reste ce qui fait son