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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/597

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constructions nouvelles du quartier de Westminster, se groupent sur le Horse-Guards Parade. Autour de moi, ni « hauts de forme, » ni chapeaux à plumes. Le « melon » lui-même est rare dans cet océan de casquettes et de canotiers. Sur les terrasses et dans des tribunes se tassent tous ceux qui peuvent fuir la foule.. Sur le Mall, le peuple de Londres règne en maître.

Pourquoi la foule est-elle plus nombreuse que de coutume ? Cet empressement est-il une répercussion des luttes passionnées que viennent de déchaîner les élections générales ? Cette masse démocratique a-t-elle conscience de la gravité des paroles qui tomberont des lèvres royales ? A-t-elle vaguement le sentiment que l’heure, qui vient de sonner à la grande tour de Westminster, — l’heure fixée pour le départ du Roi, — est vraiment une heure historique ? Ces employés, ces ouvriers, ces chômeurs veulent-ils prouver, dans quelques instans, par leurs cris, que le carillon joyeux de l’Abbaye, qui annonce la mise en marche du cortège, doit être interprété comme le Te Deum d’une victoire démocratique, remportée, au nom d’un budget socialiste, sur la Pairie héréditaire, désormais condamnée ?

Le silence est toujours aussi profond. Le passage des dernières berlines diplomatiques n’excite qu’une vague curiosité. Des réflexions narquoises sont échangées tout bas. Pas un éclat de rire, pas un éclat de voix. Les maniemens d’armes résonnent avec une sonorité inattendue. Les pas des chevaux font crier le gravier sous les fers. Le cortège royal avance sans que la moindre clameur, le moindre brouhaha l’ait annoncé.

Peu à peu les têtes se découvrent. Pas un chapeau qui ne tombe. Et si un des spectateurs hésite trop à exposer son chef à la bise froide, un voisin, d’un geste, le rappelle aux convenances. On se croirait dans un temple. C’est la même attitude et le même silence, la même tension des visages, la même flamme dans les yeux. On oublie les arbres, d’ailleurs rabougris. On ne voit plus le soleil, si pâle sous un voile gris. Il semble que, dans le cadre de quelque colossale église, un religieux cortège se déroule devant des fidèles recueillis. Soldats et laquais, les traits immobiles, figés dans leurs uniformes archaïques, ont la démarche d’officians. Les chevaux, sous leurs vieux harnais, dans leur allure aristocratique, ont l’air d’animaux sacrés. Justaucorps