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une partie de la jeunesse universitaire, toujours prompte à embrasser les idées nouvelles ; c’est une partie de la bourgeoisie qui du XVIIIe siècle a gardé la tradition des lumières et de la liberté ; c’est une partie de l’aristocratie, qui a lu, qui a voyagé, et dont l’horizon s’élargit. Peu à peu, la littérature populaire attire à elle les foules, sans lesquelles rien de grand ne se fait ; du jour où l’on peut constater son existence, un progrès énorme est accompli, s’il est vrai qu’au siècle précédent, le peuple n’existait pas pour les littérateurs, ni les littérateurs pour le peuple. De la tête, l’idée descend dans le cœur et dans le sang, et devient instinct. Un roman comme les Promessi Sposi, sans aucune attaque directe contre les institutions établies, sans violences ni révoltes, agit davantage pour la cause commune que tous les pamphlets réunis, puisqu’il crée une conscience populaire. Et puis, les provinces commencent à se mêler et à se confondre : on a beau faire, il est impossible d’arrêter l’esprit à la douane. Manzoni, c’est Milan ; Guerrazzi, c’est Livourne ; Niccolini, c’est Florence ; Leopardi, ce sont les Marches : tous réunis, c’est l’Italie. La Toscane renferme en elle des hommes de toutes les provinces, auxquels elle offre asile : on voit, à Florence, Giordani et Niccolini relire l’histoire du Napolitain Colletta. Milan est un centre plus important encore ; c’est là que les idées nouvelles surgissent d’abord ; c’est là qu’on les discute avec le plus d’acharnement. Or Milan et Florence se pénètrent, avant même que Manzoni songe à puiser la bonne prose italienne aux sources de l’Arno. Il n’est pas jusqu’aux discussions littéraires entre les provinces, jusqu’à la question, toujours pendante, de l’unité de la langue, qui ne finisse par constituer une opinion publique. « Ne savez-vous pas, dit Giordani, que l’opinion publique a toujours été quelque chose, et que maintenant elle est beaucoup ? » Voilà le grand mot prononcé. Car l’opinion publique une fois créée, la victoire est certaine. Elle constitue la force invincible d’un peuple conscient ; les institutions ne sont rien auprès d’elle, car elle les balaie comme d’un souffle ; quand elle commence à se manifester, il n’est pas de puissance au monde qui puisse arrêter sa marche, ni même la retarder.

Stendhal, reprenant les événemens où la chute du régime napoléonien les avait laissés, se demandait : « Le hasard ayant interrompu en 1814 la marche de ce jeune peuple, que va