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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/934

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plaisanterie, cela s’appelle en Italie, ou cela s’appelait, du temps du Magnifique, une « beffa. » Voici la dernière beffa dont Giannetto a été victime. On l’a enfermé dans un sac, jeté à l’eau et lardé de coups de dague. Nous sommes entièrement de son avis pour déclarer que cette gentillesse est du goût le plus fâcheux. Depuis cette dernière mésaventure, une pensée unique habite l’esprit du malheureux bafoué, un seul sentiment surfit dans son cœur ulcéré. Il s’est donné tout entier à une idée dont il a fait sa maîtresse :


<poem>C’est la Vengeance I Elle a de grands yeux verts ardens, Elle est gaie. Elle rit de ses trente-deux dents. Sa robe s’ouvre ; on voit sur sa gorge qui bouge, Blanche, luire un éclair de cicatrice rouge. Elle danse, et vous dit avec un geste fou : « Veux-tu me suivre ? Viens ; mais en sachant jusqu’où « Peut te mener la danse étrange que je mène. « Celui qui m’aime aura toute la joie humaine. « Toutes les femmes, s’il les aime, l’aimeront. « Toutes les grâces sont en couronne à mon front. « Mais pour m’avoir, avec tout ce qui me décore, « Il faut rire. Ris donc ! Ris toujours ! Ris encore ! « Sinon, tu ne peux pas m’avoir ; je te tuerai. « Et pas même me voir ! Mon regard acéré « Suffit pour aveugler soudain les yeux qu’il crève. « Car mon rire a l’horreur des larmes, fût-ce en rêve. « Et si tu veux revivre à mes baisers fleuris, « Ris toujours ! Ris sans fin ! Ris ! Ris encore ! Ris ! »


Il se vengera. Il opposera plaisanterie à plaisanterie. Il fera, lui aussi, sa bella, et telle qu’il lapent faire. Celle des Chiaramantesi n’a été pétrie que de force et de brutalité. La sienne sera une œuvre d’art, préparée de loin, ourdie savamment, tissue d’une trame délicate et décevante. Aussi bien la sottise de l’aîné des deux frères, Neri, lui fait la partie belle. Giannetto, feignant une réconciliation, a invité à souper les deux frères, et aussi la maîtresse de Neri, la belle Ginevra, pour qui il soupire en secret, cela va sans dire : deux hommes qui aiment la même femme se haïssent ; mais aussi, quand deux hommes se haïssent, c’est qu’ils sont destinés à aimer la même femme ; ainsi le veut une saine psychologie de théâtre. A la fin du souper, Neri, qui a bu comme une éponge, est complètement ivre. Il revêt une armure complète : casque, cuirasse, gantelet, épée nue ; c’est une idée d’ivrogne. Giannetto, qui le guette, conçoit aussitôt le parti qu’il peut tirer de la fantaisie de cette brute. Nous le voyons imaginer sous nos yeux sa