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concentrent et se ramassent en quelque sorte, avec une force d’abstraction, incompréhensible à notre société dispersée, se trouvent naturellement en prière, c’est-à-dire en instance de Dieu.

Le procédé intellectuel de notre temps, — le raisonnement analytique fondé sur l’observation et la classification des faits, — date d’hier. Il ne s’est guère imposé que depuis Bacon. Peut-être sa timidité et sa lenteur étonneront-elles nos descendais, comme nous nous étonnons de la hardiesse d’une autre allure intellectuelle qui fut en honneur à d’autres époques, l’aperception ou l’intuition soudaine, la recherche directe du vrai, la contemplation de l’Idée dans la connaissance et l’adoration de la volonté créatrice, dont une foi ardente croit pouvoir surprendre le secret.

Même à la lumière de la science moderne, il est facile de deviner comment, après une longue période de misères excessives, de tristesses affreuses, de dégoût universel et de pessimisme insupportable, certaines âmes ont pu atteindre à des sensibilités, à des finesses, à des exaltations, à des extériorisations que rend très mal le mot extase, car il suppose un abandon absolu, tandis que ces âmes vigilantes sont conscientes d’elles-mêmes et se surveillent jusque dans leur fuite vers le ciel. La vie étant un risque constant, la mort toujours imminente, elles étaient à demi détachées des choses d’ici-bas et une partie du chemin était fait vers Dieu.

Le monde périssait de l’excès de la méthode contraire, le syllogisme à outrance, la déduction scolastique, la paraphrase sempiternelle des mêmes âneries pédantesques : entraves odieuses à ces natures alertes, réveillées par l’aube confuse des temps nouveaux. Leur fierté, leur indépendance, leur hardiesse, — négatives d’abord, positives tout de suite, — n’ont qu’un secours, un témoin, un répondant, l’Etre qui les a créées, qui les inspire sans intermédiaire, Dieu.

En vertu de quelle autorité se fût-on adressé aux grands du siècle, aux papes, aux empereurs, aux rois, aux évêques, si on n’eût invoqué ce nom ? Le bien ne peut être que la volonté, l’ordre de Dieu. L’âme voit en Dieu la vérité ; elle n’est forte que de Dieu.

Nous avons, parmi tant d’autres, un récit de ces ascensions intérieures de la volonté humaine vers la volonté divine, c’est celui de saint Laurent Justinien, de Venise. Lettré, esprit fin,