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courageusement et très consciencieusement, suivant ses lumières plus claires, parfois, que celles de ses ministres. Ceux de ses sujets que j’ai souvent entendus parler d’elle comme d’un symbole vivant, d’un fétiche, d’une mascotte, de la « figure sculptée à la proue du navire, » ne se rendaient pas compte du tort qu’ils faisaient à la souveraine en lui déniant, précisément, les attributions dont elle était le plus jalouse. Elle considérait son rôle comme double. D’une part, elle se regardait comme l’âme visible, la conscience du peuple anglais ; de l’autre, comme un agent, hors cadre et hors ligne, de la diplomatie britannique, une sorte d’ambassadeur extraordinaire auprès de toutes les cours. Pour accomplir la première de ces deux missions, elle comptait sur son propre instinct de droiture qui lui permettait, non de pénétrer dans la complexité des intérêts, mais d’embrasser d’un seul regard la moralité d’un acte politique. Et, pour s’acquitter de la seconde, elle mettait au service de son ministre des Affaires étrangères l’autorité patriarcale que lui conférait sa situation de mère et de grand’mère des familles régnantes de l’Europe.

En indiquant la situation politique de Victoria, j’ai défini, d’avance, celle d’Edouard VII. Mais ici apparaît immédiatement la différence de caractère, de voies et de méthode qui sépare les deux souverains. L’action de Victoria a été intermittente, limitée à certains milieux, à certains momens, à certains objets ; elle a concouru à des visées politiques qui n’étaient pas toujours d’accord entre elles. Elle ne s’est exercée qu’à l’intérieur de cette vaste famille que forment entre elles les maisons régnantes de l’Europe, et dans le tête-à-tête des conversations intimes. Le roi Edouard VII a eu une politique à lui, parfaitement nette et parfaitement suivie, un programme dont il a développé, devant nous, l’un après l’autre, tous les principes et toutes les conséquences, d’une façon si claire que le plus novice spectateur de la politique européenne peut la formuler sans difficulté : fin du « splendide isolement, » restauration de l’équilibre européen. Si quelque chose avait donné une couleur et une unité aux efforts politiques de la feue Reine, c’étaient ces vagues sympathies germaniques qui venaient du plus profond de sa nature et que quelques-uns de ses sujets encourageaient, tandis que d’autres, — plus nombreux, je crois, — les lui reprochaient. La politique du nouveau Roi, au contraire, allait avoir pour but