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qu’on a commencé de bien comprendre l’enfance. Y avait-il des enfans au XVIIe siècle ? J’en doute. Je ne me représente pas l’enfance de l’honnête homme, ni de la précieuse. J’imagine qu’ils naissaient entre dix-huit et vingt ans, à l’âge de faire leur entrée dans le monde et à la Cour ; je les crois voir dans leur berceau l’épée au côté ou un éventail à la main. La princesse de Clèves elle-même a-t-elle eu une enfance, a-t-elle jamais joué à la poupée ? Mais Julie comprend l’enfance : aussi s’entend-elle admirablement à la première éducation. Elle veut que les enfans soient traités en enfans et elle sait redevenir enfant pour élever les siens. Il n’est pas besoin de dire qu’elle a horreur des perroquets savans. « La nature, dit-elle, veut que les enfans soient enfans avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n’auront ni maturité, ni saveur, et qui ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfans. L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres. Rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres. »

Ne pas abréger l’enfance, voilà le grand principe de Julie. Ne pas traiter l’enfant comme un être raisonnable qu’il n’est pas encore, ne pas faire appel pour le gouverner à des idées qu’il ne possède point, mais le traiter en enfant, c’est-à-dire en être dépendant et développer chez lui le sentiment de la dépendance et la lui faire aimer. Cela est sage et le cœur sensible comprenait bien l’enfance ! Et il est bon qu’il ait dit son mot en matière d’éducation à la barbe de la pédanterie et des pédans ! Car c’est ici que les petites perceptions triomphent. Ce n’est pas avec des maximes qu’on élève et qu’on instruit l’enfance. Est-elle capable de les entendre ? Toute sa vie est d’impressions. Ce qui fait le caractère d’un enfant, ce sont les petits objets, les petites circonstances qui agissent habituellement sur lui, à son insu ; c’est le milieu moral où il vit, c’est l’air qu’il respire. Et c’est ce que se dit Julie. Toute son attention se porte à ce que les petites perceptions qui ont une action sur l’âme de ses enfans soient favorables à la pureté et à la santé de leurs âmes. On ne peut mieux dire, on ne peut mieux faire. Jusqu’à ce que ses enfans aient dix ans, Julie est la meilleure des institutrices. Plus tard, je crains qu’elle n’achève mal une œuvre si bien commencée. Car le moment viendra où ce sera à la raison de parler.