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prochain plus étendu ; et du milieu de cette société nivelée et confondue, un jour une voix s’élève pour plaider, comme une cause sacrée, la défense de l’accusé contre la violence de ses juges, et la protection de l’esclave contre les horreurs de la servitude.

Ainsi sont faits les personnages que Marivaux nous présente dans ses romans. Ce sont des êtres qui ne se distinguent pas par l’énergie de leur volonté, ni de leurs passions ; non plus que par la forte originalité de leur caractère. Mais ils ont un genre de charme qu’on chercherait vainement dans les romans du siècle précédent. Ce ne sont pas des natures concentrées, mais aussi ils ont une ouverture de cœur, une délicatesse de sentimens, une douceur dans les mœurs, une abondance de fines perceptions ; et par-dessus tout, une vivacité et une rapidité de mouvemens sympathiques qui nous les rendent chers et intéressans.

Venons-en à notre héroïne et, puisque nous l’avons fait attendre, hâtons-nous de la définir en un mot : Marianne est une sensitive. Elle était l’héroïne qui convenait à Marivaux, elle était née pour lui et lui pour elle ; et jamais héroïne et romancier ne s’entendirent si bien et ne furent autant créés l’un pour l’autre.

Voici comment Marianne nous raconte le début de ses aventures : « Un carrosse, qui allait à Bordeaux, fut dans la route attaqué par des voleurs ; deux hommes qui étaient dedans voulurent faire résistance, mais ils furent tués avec trois autres personnes… Il ne restait plus dans la voiture qu’un chanoine de Sens et moi qui paraissais n’avoir tout au plus que deux ou trois ans. Le chanoine s’enfuit, pendant que, tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d’une femme qui avait été blessée, et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière où elle mourut sur moi, et m’écrasait…

« J’oubliais de vous dire qu’un des laquais, qui était un des cavaliers de la voiture, s’enfuit blessé à travers les champs, et alla tomber de faiblesse à l’entrée d’un village voisin où il mourut sans dire à qui il appartenait ; tout ce qu’on put tirer de lui, avant qu’il expirât, c’est que son maître et sa maîtresse venaient d’être tués. Mais cela n’apprenait rien. »

Cependant, des officiers qui couraient la poste, arrivent sur les lieux et apercevant des personnes étendues mortes auprès