Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/658

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les alimentait : faits divers, histoires, anecdotes, maris trompés, femmes battues, les ruses d’un métayer pour voler son maître, les sermons amusans du curé, les précautions d’un vieux jaloux, les ladreries de l’un, les originalités de l’autre. Tout cela renouvelé, entretenu, enrichi par les nouvellistes ; car il y avait des nouvellistes au village qui mériteraient, non pas des volumes comme ceux de Paris, mais une mention et peut-être une étude. Chaque village avait son nouvelliste, tantôt un bourgeois désœuvré, plus souvent celui qui par métier voit beaucoup de monde, peut recueillir et répandre les nouvelles, le barbier, le marchand, le mendiant, peut-être le médecin. Tout le monde tenait le nouvelliste, le faiseur de nouvelles, pour un menteur avéré, patenté, diplômé par l’Académie de Moncrabeau[1]. Quand les nouvelles sont rares, comment résister à la tentation d’en inventer ? En plaçant le récit dans un village distant de cinq ou six lieues, on le mettait à l’abri de toute vérification immédiate, surtout l’hiver où les communications étaient difficiles, et, si plus tard l’histoire était reconnue fausse, comme elle était jolie, bien présentée, elle bénéficiait de la prescription et restait acquise à la littérature non écrite du village.

Car c’est bien d’une littérature qu’il s’agit. Il s’y mêle des souvenirs qui remontent aux guerres de l’Empire et à la Révolution, quelquefois plus haut, devenant alors des légendes où apparaissent des moines qui sont bernés, des seigneurs qui foulent le pauvre monde et dont on se venge par ruse. Certaines histoires devaient se retrouver ailleurs et les mêmes récits faisaient le régal de plusieurs provinces. J’en ai pour preuve l’histoire si populaire du curé chasseur qui, pendant qu’il dit la messe, entend la voix de ses chiens poussant le lièvre dans le voisinage de l’église. Il dépêche l’enfant de chœur à la porte et, sans quitter l’autel : « La Minerve y est-elle ? » — « Oui, monsieur le curé. » — « Dans ce cas le lièvre est f… Orate fratres » et il continue sa messe. Il y a quelques années, un de nos hommes d’État, dans un livre sur le Grand Pan, a raconté cette histoire, qu’il attribue à son grand-oncle, curé vendéen, et à son chien Lavabo. J’en demande pardon à M. Clemenceau, mais tout le monde sait ici que cette histoire s’est passée en Gascogne ; on connaît le nom du héros, la petite

  1. Moncrabeau, bourg des environs de Nérac, célèbre autrefois dans toute la Gascogne par son Académie des Menteurs qui délivrait des diplômes.