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disparates, soudées de pièces et de morceaux, moitié autruche et moitié phoque, rencontre de tous les élémens épars dans la nature ; puis le passage pesant d’une famille d’éléphans, encombrant de leur vaste échine et de leur architecture énorme un paysage de collines émergeant à demi de la planète mal séchée ; plus loin, une halte de chevaux sur une dune, au bord d’un golfe, suspendant leur galop, tous aux aguets, l’oreille au vent, s’orientant déjà vers on ne sait quel appel d’instinct ou de raison. Enfin, chétif, tout nu, avec sa face camuse et ses gestes défians, le visage obscurci encore de broussailles bestiales, un petit faune de mine simiesque est accroupi au bord d’un lac, tandis que sa femelle trempe avec son petit dans l’eau devenue douce : et c’est l’homme. Pauvre, dénué, faible Adam ! Mais c’est bien notre père, le petit génie imitateur, — singe, si vous voulez, — l’humble artiste lacustre, qui observe, déchiffre, épelle l’univers, lui ravit ses formes et ses secrets, quelque chose qu’il grave furtivement avec la pointe d’un os aigu sur un os plat. Il tient déjà la clef de toute science : copier la nature pour la vaincre ! Et voici le vainqueur, le dernier-né du vieil ancêtre, le Faust contemporain, dominant, du haut d’une terrasse, sa création artificielle, le monde d’ateliers, d’usines, de grues, de cheminées au souffle de vapeurs, l’échafaudage intelligent que son industrie superpose à la nature brute. On voit s’étendre dans la vallée les villes bienveillantes. Les steamers montent et descendent entre les îles du fleuve. L’estuaire se perd là-bas dans la brume violette. Au-delà, derrière l’horizon, l’invisible Océan, la lointaine Amérique. Et lui, le « petit dieu de la terre » tourne le dos à son empire ; il regarde sa femme et son fils (son amour, son avenir), mélancolique et las, et de ses maigres doigts tient un livre fermé.

Tel est ce beau poème « évolutionniste, » l’essai le plus heureux qu’on eût tenté encore pour adapter à l’art les hypothèses de la science. Mais, hormis le dernier tableau, d’une philosophie évidemment toute moderne, cette Bible de M. Besnard diffère-t-elle autant qu’il le semble de la vieille imagerie chrétienne ? Devant ces brillantes fantaisies paléontologiques, on se rappelle involontairement les premières scènes de l’Ancien Testament, dans la charmante loggia de Raphaël, au Vatican. C’est toujours de l’histoire naturelle. Eléphans et chevaux, girafes, rhinocéros forment la ménagerie classique des Paradis terrestres.