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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/120

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la nature ; il se laissa aller à la grâce des choses. Ce fut une conversion et une renaissance. Le premier tableau qu’il peignit après Berck fut l’Ile heureuse.

Tout le monde connaît cette page, un joyau du Musée des Arts décoratifs, un des beaux paysages qui existent dans aucune école. C’est probablement le chef-d’œuvre de la peinture de montagnes : il fallait un décorateur tel que M. Besnard pour rendre la beauté spéciale de ces constructions géantes, et pour leur faire jouer dans l’art le rôle héroïque qu’elles ont dans la nature comme fond de théâtre et merveilleux décor. Le ciel emplit ce paysage ; un solennel orage roule là-haut sur les cimes ses nuées aux roues de laiton ; des coulées de buées lumineuses ruissellent le long des gorges, se divisent aux saillies, dessinent, modèlent, colorent l’immense paroi de roches, et interposent entre elles et nous le voile des phénomènes, le tissu enchanté de l’illusion changeante. Cependant sur les eaux du lac, dont les cernes légers brisent et reforment incessamment les images qui s’y jouent, repose une île de délices ; un Terme de marbre y rit à l’ombre d’un buisson ; deux faunes malicieux y soufflent dans leurs flûtes ; des couples nonchalans écoutent la musique. Là, l’existence est joie, sourire, mélodie. On y coule d’insensibles jours dans une fête sans fin. Des barques à proue en col de cygne conduites par des rameurs en veste de gondoliers se hâtent vers ces bords qu’habite la béatitude. C’est la fin du voyage, l’arrivée à l’Eldorado où se passe le Concert champêtre, et où nous rêvons tous de rejoindre les gentils pèlerins de l’Embarquement pour Cythère.

Ce retour est un symbole. Après tant d’efforts et d’essais pour instituer un art qui ne devrait rien au passé et une poésie neuve comme la science, l’artiste renoue la tradition au point où elle s’était brisée et où l’esprit moderne avait consommé la rupture. Par-delà le romantisme et la Révolution, il retrouve la Renaissance. Je crois savoir qu’il fit alors un nouveau voyage en Italie. Devant trois siècles de chefs-d’œuvre, de Véronèse à Tiepolo ou à Piètre de Cortone, cette épithète de « moderne » lui parut une façon injurieuse, frivole et sottement présomptueuse de faire entendre que rien n’existait avant nous