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étant, si l’on veut, son arrivée de Gênes, la Primavera étant son triomphe à la fête du printemps… Et quelle psychologie ! Celle de la Reine-née, — je veux dire d’une femme qui a le premier don d’une Reine : être la lumière de tous, n’être une ombre pour personne, entraîner les cœurs de tous les hommes sans être jalousée d’aucune femme, donner à chacun l’illusion qu’on ne voit que lui, sans qu’aucun autre se croie oublié ; — une beauté, dont le triomphe dans un tournoi était une joie publique, dont la mort, en pleine jeunesse, devait être un deuil national, pleurée de tous, — hors peut-être de son mari qui se remaria tôt après, — laissant un trait si profondément pénétré dans les cœurs, que trente-quatre ans après sa mort, son peintre Botticelli, encore fidèle, demandait à être enterré à ses pieds… « Parmi ses autres dons excellens, écrivait Politien, elle a des manières si douces et si attrayantes que tous ceux qui sont quelque peu dans son intimité, ou à qui elle accorde la plus légère attention, se croient les uniques objets de son affection. Cependant aucune femme, en réalité, n’est jalouse d’elle, toutes la louent sans restriction. Cela semble aussi une chose extraordinaire que tant d’hommes puissent l’aimer à en perdre la tête, sans exciter de jalousie… » Voilà le témoignage de ceux qui écrivent.

Maintenant, le diagnostic de ceux qui peignent. Arrêtons-nous devant le portrait de Chantilly, par une bonne lumière, c’est-à-dire à la fin de l’après-midi, tandis que les ombres commencent à s’allonger sur la piste et que les meutes, en promenade, foulent silencieusement l’herbe courte. Regardons ce profil découpé sur un nuage verdâtre et violâtre, ce nez retroussé, qui hume les feuillages, cette bouche qui goûte l’air, ce long cou dressé comme une tige qui cherche à s’orienter dans le ciel. Ecartons ce qui n’est pas de la femme même, mais du temps et de la mode : ces tresses et ces joyaux jetés en arrière, — un combat de serpens dans des chaînes de perles, — ces rubis qui pendent comme des cerises, cette « brocchetta da testa » fixée sur le sommet du crâne, en paratonnerre, toute cette apothéose de la fantaisie. Quel est le trait décisif de cette physionomie, le trait de dissemblance qui tranche sur cent autres portraits du même temps ? C’est le regard, c’est la paupière, imperceptiblement trop soulevée, et l’œil regardant un peu plus haut que sa ligne d’horizon, c’est le regard qui nous frapperait au front, au