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vue des Bermudes, ils se heurtèrent à un vaisseau anglais de soixante-quatorze canons, Y Hector. L’engagement fut vif et glorieux pour le pavillon français. L’Hector coula bas. Mais la Gloire faisait eau, et le débarquement dans l’estuaire de la Delaware faillit, quelques jours plus tard, tourner en désastre. Les bâtimens français étaient pris entre des bancs de sable qui barraient le cours du fleuve et les vaisseaux anglais qui s’engageaient derrière eux dans la rivière. Dans ces conditions l’Aigle devait périr. Le comte de Ségur rend compte de ce combat dans une lettre charmante adressée à sa femme : « J’ai, dit-il, bien pensé à toi pendant ce moment critique et, au milieu d’une grêle de boulets et de balles qui sifflaient à nos oreilles, j’ai baisé tendrement ton portrait en présence du prince de Broglie, qui en a été bien attendri et qui l’a baisé aussi. Dans toute autre circonstance, j’en aurais été jaloux… Nous avons pensé périr dans la Delaware. Nous nous sommes sauvés sans une chemise ni un seul domestique, mais, par un miracle presque incroyable, la Gloire s’est sauvée et l’Aigle seul a péri. Aussi, j’aurai mes effets et mes gens dans quatre ou cinq semaines[1]. »

C’était au comte de Ségur que revenait le soin d’aller à Philadelphie informer M. de Luzerne, représentant de Sa Majesté le roi de France, des circonstances du débarquement et de lui remettre les dépêches dont il était porteur. On avait atterri dans un bois épais doublé d’un marais dangereux ; de plus, la cause anglaise avait dans la région de nombreux partisans. Ces obstacles ne firent qu’enflammer le zèle du jeune officier. Il partit à jeun, sans domestiques ni bagages, dans les vêtemens qu’il portait au moment de l’échouement de son navire. « J’arrivai, dit-il, à Philadelphie, avec l’intention et l’espoir de m’y reposer au moins huit jours… J’eus à peine vingt-quatre heures pour entrevoir la ville qui était alors la capitale des Etats-Unis. A la vue de Philadelphie, il était difficile de ne pas pressentir les grandes et prospères destinées de l’Amérique. Cette ville, dont le nom signifie la ville des Frères, est située sur la rive ouest de la Delaware. Elle contenait alors 100 000 habitans. Ses rues larges et l’élégance simple de ses maisons frappaient les regards, malgré l’irrégularité des divers petits quais que chaque négociant a construits selon sa fantaisie sur le

  1. Lettres inédites communiquées par la comtesse d’Armaillé.